diotimacomunità filosofica femminile

per amore del mondo Numero 4 - 2005

Scrittura Femminile

L’écriture du coté de la femme. Un itinéraire philosophique entre littérature et politique

  1. Un différent regard philosophique sur le monde

C’est surtout dans la littérature féminine que j’ai trouvé un regard capable de découvrir dans le monde un espace où il se produit un mouvement du visible à l’invisible, du silence au mot dans un échange continuel. Une vision qui ouvre un moment d’étonnement, d’émerveillement accompagné de la sensation pas encore consciente que quelque chose est en train d’arriver.

Pour l’expérience féminine, la vérité du monde n’a aucune obligation d’objectivité, de neutralité ou d’impersonnalité, mais elle doit, dans un certain sens, retentir, traverser et savoir transporter l’âme et le corps. Si, dans la tradition de la culture masculine, le savoir ou la science ne comportent pas une implication personnelle, dans l’expérience philosophique féminine on découvre le monde à partir de soi, cela ne signifie pas se replier sur le moi, mais plutôt jeter un pont, c’est-à-dire créer une texture en tant que condition nécessaire pour un échange avec le monde.

Les pages de Virginia Woolf, ayant le titre A Room of One’s Own, racontent, dans le cadre du dépassement de la subordination des femmes par l’autonomie économique et une chambre toute pour soi, cette capacité d’essayer le monde, qu’ailleurs l’écrivaine appelle «moments d’être».

C’est une expérience instantanée et extraordinaire, qui est en rapport à la vérité et où la protagoniste vit dans une intense tonalité affective la rencontre avec le monde. Tout ce que la philosophie rationaliste a expulsé du monde vrai, c’est-à-dire le sensible dans ses aspects visuels, tactiles, sonores est, au contraire, savouré et exprimé par une femme, qui a vécu cette même extranéité du monde masculin.

Son écriture rend la valeur ontologique aux choses, en réussissant à transformer un spectacle commun en quelque chose di significatif, à travers le philtre du mot qui imprime en ce qu’il exprime l’amour pour la vie. Rarement les écrivains, souligne Virginia Woolf, «spare a word for what was eaten. It is part of the novelist’s convention not to mention soup and salmon and ducklings, as if soup and salmon and ducklings were of no importance whatsoever, as if nobody ever smoked a cigar or drank a glass of wine. Here, however, I shall take the liberty to defy that convention»[1]. C’est ainsi que commence la pittoresque description du déjeuner en transformant ce que dans les contes on a l’habitude de négliger dans une scène artistique. Dans ces odeurs, ces couleurs, ces sons mélangés, paraît «the more profound, subtle, and subterranean glow which is the rich yellow flame of rational intercourse». Investis de ces couleurs, les mots prennent corps: « how good life seemed, how sweet its rewards, how trivial this grudge or that grievance, how admirable friendship and society of one’s kind, as, lighting a good cigarette, one sank among the cushions in the window-seat»[2].

La rencontre avec le monde a le sens d’une ouverture à l’égard de ces aspects sur lesquels on n’avait pas posé une attention intéressée; et avec ces nouveaux éléments, qui vivaient dans des zones obscures, maintenant on va jouer une relation. Sans la préoccupation de rendre l’ordre du réel dans la clarté et la distinction de la logique rationnelle, le genre narratif féminin regarde en profondeur. «There would rise up in memory, half forgotten, perhaps quite trivial things in other chapters dropped by the way. And she would make their presence felt»[3].

On crée ainsi des trames de rapports qui ont la force d’une passion, la même qui fonde l’amour pour le monde.

Virginia Woolf raconte, dans A Room of One’s Own, que, dans un matin d’octobre, on entendait le bruit du trafic de Londres. La ville était toute indifférente, toute affairée et hâtée. Tout le monde semblait détaché l’un de l’autre, oublié dans ses propres pensées, pris de leurs faits. Mais ce bruit assourdissant qui brouillait la vue s’interrompit soudainement. Il y eut pour un instant un moment de calme absolu. Un moment plus réel du moment présent. En reprenant la terminologie phénoménologique, qui semble trouver un écho dans les mots de l’écrivaine, on pourrait appeler un tel moment époché, une espèce de suspension qui fait apparaître, dans les choses, une énergie vitale. Les images de Virginia Woolf content le mouvement d’échange entre le visible et l’invisible. «Somehow it was like a signal falling, a signal pointing to a force in things which one had overlooked. It seemed to point to a river, which flowed past, invisibly, round the corner, down the street, and took people and eddied them along»[4].

C’était un spectacle commun, qui, dans l’imagination de l’écrivaine prend un nouvel ordre rythmique. La force créative de l’écriture féminine consiste en cela: mettre au monde le monde, voir dans et en ce qui apparaît l’essence de la réalité.

Le genre narratif féminin suit le mouvement du désir, des rêves; il veut voir, comme souvent Virginia Woolf répète, à travers les yeux de la fantaisie et de l’imagination. Il s’agit de faire « a curious couching operation on the senses »[5]. Se tenir aux faits au contraire, selon la préférence masculine, est une prétention de vérité qui dissout le sens d’orientation de notre existence. Les contorsions et les tours de pensées feraient perdre, selon l’écrivaine, le contact avec le monde.

Tout ouvrage narratif féminin a une certaine ressemblance avec la vie, même si avec d’innombrables distorsions et différences. Toute la structure de l’ouvrage est d’une complexité infinie, et elle a de nombreuses différentes formes d’émotion: parfois elles paraissent lointaines, mais autrefois elles semblent conter quelque chose de personnel. A travers l’écriture narrative «life conflicts with something that is not life»[6]. Comme si elle était à même de faire rencontrer dans l’ordre visible de la vie un dessein invisible qui contient un message prémonitoire. Elle nous ouvre un lieu de rencontre ; nous permet de saisir la vérité ; de reconnaître quelque chose qu’on connaissait sans le savoir : «but this is what I have always felt and known and desired»[7]. Bref, l’œuvre narrative nous fait reconnaître ce que nous n’avons pas su voir. Dans cette rencontre, la vie se mesure avec tout ce qu’elle ne connaissait pas de vérité. Ainsi l’œuvre est intact ou plutôt certain «that is the truth»[8].

En Moments of Being, Virginia Woolf introduit une problématique, qui n’est pas seulement littéraire, la question du sujet : «Here I come to one of the memoir writer’s difficulties – one of the reasons why, though I read so many, so many are failures. They leave out the person to whom things happened. The reason is that it is so difficult to describe any human being. So they say: “This is what happened”; but they do not say what the person was like to whom they happened»[9]. A la suite de cette problématique Virginia Woolf se décrit soi-même, en déclinant son état civil. Mais ces éléments ne semblent pas suffire, ils ne nous rendent pas le sujet de l’histoire. En effet l’absence du sujet ne dépend pas de l’absence d’une présentation biographique. Le sujet semble disparaître dans le souvenir, ou derrière celui-ci. Le sujet, ce moi qui raconte, semble s’absenter au moment où les images apparaissent. Les images, dans le récit des souvenirs d’enfance, sont tellement fortes que le sujet s’y dissout. C’est un moment d’ivresse, un moment d’être. Le sujet est cette absence qui présente les souvenirs. Il ne s’annule pas complètement, mais recule pour faire place à l’être. Il devient une cavité, le lieu où accueillir et faire résonner l’invisible couche d’être.

L’idée de la cavité me vient de Merleau-Ponty, quand dans les notes de Visible et l’invisible appelle le moi non comme l’auteur de ma pensée : «je ne suis pas même l’auteur de ce creux qui se fait en moi par le passage du présent à la rétention, ce n’est pas moi qui me fais penser pas plus que ce n’est moi qui fais battre mon coeur»[10]. Dans cette configuration la subjectivité montre la passivité de son activité. Et Virginia Woolf admet quand elle dit de savoir seulement que beaucoup de ces moments étaient accompagnés d’un précis sens d’horreur et d’un écroulement physique; eux, ils étaient les maîtres, elle, elle était passive[11].

Ce qui passe des mots est la rencontre avec le monde ; dans les mots et en moi l’être même se crée. Si d’un coté une telle transcendance n’est pas saisissable comme concept, de l’autre une telle transcendance est ce qui permet de faire apparaître les étants, soit subjectifs soit objectifs. Ainsi que la lumière qui, imperceptible au regard, fait apparaître et se fait apparaître dans les choses. Et en ce moment d’être, la subjectivité apparaît. « It is the rapture I get when in writing I seem to be discovering what belongs to what; making a scene come right; making a character come together »[12]. C’est ainsi que Virginia Woolf se redécouvre dans l’écriture. Son être féminin n’est plus un objet pensé, mais il devient un sujet pensant. Tout à fait pareil à l’être du monde, où le moi ne s’annule pas dans l’indistinction. Le moi ne se confond avec rien. « We are the words; we are the music; we are the thing itself. And I see this when I have a shock »[13]. L’écriture de l’expérience féminine fait voir sa nature ambiguë, je dirai presque ossimorique : il s’agit en effet d’une action passive, de faire apparaître ce qui fait apparaître ; pour cela elle devient la façon où l’on peut faire expérience du changé rapport avec l’être.

 

 

  1. L’écriture et la langue maternelle

L’interrogation sur un nouveau rapport avec l’être signifie pour l’expérience philosophique féminine s’interroger sur la langue maternelle. Et l’écriture porte avec soi cette interrogation.

Il y a en effet dans le langage un côté affectif et charnel, qui peut être appelé le lien avec la mère; c’est un aspect enlevé par les linguistes, puisque il s’agit d’un côté opaque qui ne se laisse pas formaliser directement et qui résiste à toute explication. Dans le mot résonne l’expérience vive de la langue maternelle: soit qu’il s’agit de mémoires, de contes ou de réflexions.

Dans le recueil d’essais intitulé All’inizio di tutto la lingua materna, Chiara Zamboni parle de cette manière de la langue maternelle: «la lingua viva, sostenuta dalla fiducia nelle parole e in chi ce le ha insegnate. È amore per il linguaggio; il sentirci a nostro agio parlando. È un modo sorgivo di stare in rapporto al parlare. Lingua materna è ricchezza di tutti»[14].

J’emploie ces mots pour souligner le lien entre l’écriture féminine et la langue maternelle. Les mots qui suivent les rêves naissent de cette dernière. Pour ceux qui savent creuser à partir de soi, en renonçant à la raison maîtrisante, la langue maternelle devient une source de sens. La passion féminine s’y alimente, et on y trouve les traces dans l’écriture.

La confiance, que la langue maternelle nous apprend, est traduisible dans une attitude d’abandon joyeux, sans rigidité, sans la leçon des définitions, sans la préoccupation de la cohérence forcée. Un laisser aller les mots, sans les fixer dans les choses. De cette manière, les zones d’ombre, qui accompagnent les choses, là où réside leur être, apparaissent dans leur obscurité. La transcendance de l’être délivre les mots des choses: leur adhérence, au contraire, est comme une prison.

Il n’y a pas de continuité seulement entre la langue maternelle et la narration; même le langage de la quotidienneté, même si le plus souvent se révèle inauthentique et dépersonnalisé comme le langage scientifique, peut s’illuminer d’être. Et la confiance tresse le quotidien dans sa réalisation. Les lois du langage n’empêchent pas son affleurement; elles ne sont pas donc senties comme une limite, un obstacle au flux du sens. Dans l’usage de la parole on vit dans la confiance que ce qu’on est en train de dire n’est pas dicté des lois intérieures du langage, mais de la force de l’affection, des pulsions, de l’amour.

Alors seulement un passage de visible et invisible et un échange de silence et de mot sont possibles. L’invisible ne se donne pas sans le visible. Il n’y a pas l’un sans l’autre. Il est impossible d’isoler la langue vivante, l’amour, la source du sens avant et indépendamment du langage que nous parlons. Comme si nous tentions de séparer les couleurs de l’arc-en-ciel.

Les écrits d’Hélène Cixous sont exemplaires. Ses écrits sont philosophie, en particulier La venue à l’écriture. On y entend la voix de la mère. Avec la même langue avec laquelle elle a appris à parler, Cixous fait des mots les lieux où résonne la langue maternelle. Sa présence est dans le rythme, dans la tonalité de la voix : dans le continuel renvois des signifiants. Sans la préoccupation d’un discours cohérent, Hélène Cixous s’abandonne à la langue. Pour donner de la fluidité aux mots de source.

«Lâche-toi! Lâche tout! Perds tout! Prends l’air. Prends le large. Prends la lettre. Ecoute : rien n’est trouvé. Rien n’est perdu. Tout est à chercher. Va, vole, nage, bondis, dévale, traverse, aime l’inconnu, aime l’incertain, aime ce qui n’a pas encore été vu, aime personne, que tu es, que tu seras, quitte-toi, acquitte-toi des vieux mensonges, ose ce que tu n’oses pas, c’est là que tu jouiras, ne fais jamais ton ici que d’un , et réjouis-toi, réjouis-toi de la terreur, suis-là où tu as peur d’aller, élance-toi, c’est par là ! Ecoute : tu ne dois rien au passé, tu ne dois rien à la loi»[15].

S’abandonner, se laisser aller librement sans la peur de changer déstucturer la syntaxe du discours, ne pas rester liés à la loi. Voilà l’invitation d’Hélène Cixous. On ne tombera pas dans le fou non-sens, mais on fera place à la langue maternelle. «Dans la langue que je parle, vibre la langue maternelle, langue de ma mère, moins langue que musique, moins syntaxe que chant de mots»[16]. Le rythme, la mélodie, la musique sont présents dans le langage, mais ils n’y prennent pas leur source. Ils ont en effet une origine profonde. «Tout (ce qui) est au-delà de tout»[17]. Dans le plan immanent des mots et du langage, il y a une transcendance.

Il y a une langue maternelle dans toutes les langues historiques. Elle nous apprend à nous ouvrir au monde et à établir avec le monde une relation tendre et corporelle. «Dans chaque langue coulent le lait et le miel»[18]. Le lait de l’amour et le miel de l’inconscient. Et quand il affleure il est à même de faire des déplacements inimaginables, de transformer le système des codes, la syntaxe et de donner un nouvel ordre symbolique.

Mais, pour faire jaillir la langue maternelle des profondeurs, il faut un renoncement. Pour écrire il faut une fois avoir tout perdu. Plus que d’une perte il s’agit d’une mise entre parenthèses de ces certitudes trompeuses qui nous retiennent aux règles, en nous empêchant de les traverser. Faire époché sur l’évidence du monde naturel, sur l’illusion de sa fermeté. C’est seulement alors qu’on peut reconquérir tout selon un sens nouveau. C’est une suspension créative: un retrait pour faire être, un se dépouiller à la grâce de l’autre. «Quand tu deviens le mouvement affolant de te perdre, alors, c’est par là, de là, où tu es trame déchiqueté, chair qui laisse passer l’étrange, être sans défense, sans résistance, sans barre, sans peau, tout engouffrée d’autre»[19].

Hélène Cixous aussi configure la subjectivité comme une cavité. Celui qui écrit n’est pas un sujet rationnel, capable de saisir, par ses concepts, les moments d’être; aucune volonté subjective ne meut l’écriture. «Quand je dis qu’‘écrire’ me prenait, ce n’était pas une phrase qui venait me séduire, il n’y avait rien d’écrit justement, pas de lettre, pas de ligne. Mais au creux de la chair, l’attaque. Bousculée. Pas pénétrée. Investie. Agie. L’attaque était impérieuse: ‘Ecris!’ Même si je n’étais qu’une maigre souris anonyme, j’ai bien connu la terrifiante secousse qui galvanise le prophète, réveillé en pleine vie par un ordre d’en haut. Il y a de quoi vous obliger à traverser les océans»[20]. Le corps se fait cavité par une force gaie qui vient d’un lieu sombre. Une force qui vient «d’une inconcevable contrée, intérieure à moi mais inconnue, en rapport avec une profondeur comme s’il pouvait y avoir dans mon corps (qui, du dehors, et du point de vue d’un naturaliste, est tout ce qu’il y a de plus élastique, nerveux, maigre et vif, non sans charme, les muscles et les pattes vibrantes), un autre espace, sans limites, et là-bas, dans des zones qui m’habitent et que je ne sais pas habiter, je les sens, je ne les vis pas, elles me vivent, jaillissent les sources de mes âmes, je ne les vois pas, je les sens, c’est incompréhensible mais c’est ainsi»[21].

 

 

  1. L’écriture en tant que pratique politique

Je partage entièrement l’opinion répandue en psychanalyse, selon laquelle l’expérience de loin la plus importante de la vie réside dans les premiers mois et ans de vie, c’est-à-dire dans la relation avec la mère. Toutefois, comme signalé aussi par Luce Irigaray, psychanalyste proche du mouvement des femmes même si pas engagée directement, il y a en psychanalyse une pensée masculine.

Ce qu’on met en discussion c’est l’insistance de Freud et Lacan sur la figure paternelle dans le passage de l’enfance à l’âge dans laquelle on devient individus de la société: le rôle du père, considéré fondamental de la part de ces maîtres, consisterait dans l’affranchissement de ce rapport de fusion d’amour avec la mère, qu’autrement les enfants (les petits garçons et les petites filles) garderaient. En réalité, affirme la psychanalyste belge, on n’a aucun besoin de la figure paternelle pour franchir la phase de l’enfance. Et elle le démontrera dans des domaines différents, parmi celui du language: c’est dans la pratique du discours que une subjectivité se forme. Pour elle, en effet, dans la language on joue tout, mais non pas dans le langage entendu comme le contenu de ce que nous disons, mais comme façon de se rapporter à soi et aux autres. Ainsi, dans le moment où le garçon et la jeune fille se sentent appeler par le pronom « il » ou « elle », ils prennent conscience d’être des individus près des autres[22].

Et, comme souligne Luisa Muraro, dans L’ordine simbolico della madre, la séparation de la mère n’est pas nécessaire. C’est-à-dire que il n’est pas nécessaire que nous tournons les épaules à l’expérience de relation avec la mère pour entrer dans l’ordre symbolique et social; en effet, «l’ordine simbolico comincia a stabilirsi necessariamente (o non si stabilirà mai) nella relazione con la madre»[23]. Quand nous commençons à parler en nous formant comme individus dans la société, cette relation est cachée: «è vero, in altre parole, che il costituirsi del soggetto e l’avvento del linguaggio articolato hanno come effetto di occultare la tappa precedente del processo di formazione del soggetto, quella occupata dal nostro attivo metterci e rimetterci in relazione con la madre, che vuol dire: con il mondo e con l’essere»[24].

Au delà des critiques féminines au patriarcat (dont notre société registre la fin) et à ses multiples complicités philosophiques, religieuses, linguistiques, savoir aimer la mère fait ordre symbolique, c’est-à-dire qu’il rend au monde, et surtout aux femmes, l’authentique sens de l’être.

La mère nous a enseigné avec le langage muet de l’affection à établir des relations avec le monde. Il n’est pas possible donc de nous séparer du maternel parce que la vie s’y conserve. Comme exprime poétiquement H. Cixous, «le don de la vie ne doit pas être séparé de l’origine. Nous ne devons pas oublier le maternel. Devons. Etre femmes signifie faire circuler le don vivant, être dans la chaîne du don, rappeler constamment les origines»[25].

Du maternel il nous arrive le soin des choses, le souci des choses, des plus proches aux plus lointaines, des plus importantes aux plus insignifiantes. Même quand dans l’âge adulte nous nous éloignons de la mère, en réalité nous ne faisons que la substituer avec d’autre: par exemple «salvare i fenomeni» c’est-à-dire comme explique Luisa Muraro «assicurare la realtà del mondo della nostra esperienza, nonostante ciò che esso ci presenta d’insensato e d’insoddisfacente, equivale a collegare l’esperienza attuale all’originaria relazione con la madre »[26].

Une expérience qui participe de la relation avec la mère et qui fait ordre symbolique est l’écriture. Elle se nourrit de la langue maternelle et de sa capacité de dire ce qui est. Et la langue maternelle la guide, en créant des moments exceptionnels, moments d’être. Au moment de l’écriture la vie entre en contact avec le monde, avec l’être du monde. L’écriture naît de l’amour pour le monde: elle est un geste d’amour.

Une expérience, celle de l’écriture, qui montre la liberté de la pensée de l’égalité et de la différence. Il y a quelque chose qui uni tous les individus (femmes et hommes), toutefois il y a aussi une différence entre eux. Le rapport se fait problématique. Est-il possible une société et une pratique politique capable d’égalité et de différence? La différence sans l’égalité ne produit que de la régression sociale, de la hiérarchie politique et de l’incommunicabilité dissymétrique; l’égalité sans différence, au contraire, produit seulement l’assimilation qui stérilise et le désaveu des sexes[27].

«Etre une femme – continue H. Cixous – signifie laisser entrer une chose avec son étrangeté » [28]. L’écriture des femmes est donc principalement accueil et ouverture à l’autre dans sa différence. Elle conserve le semblable et le différent. Dans ce sens l’écriture devient une pratique politique. Au lieu d’être une fin en soi, au lieu de fabriquer des mots «coffrets», l’écriture permet d’ouvrir l’espace à l’autre et de le laisser vivre dans son lieu.

L’écriture a un coté passif et un autre actif. C’est agir et pâtir ensemble. Je m’en aperçois dans ce moment, tandis que je suis en train d’écrire. L’écriture pour moi ne signifie pas me renfermer dans mes pensée et pas même construire des échafaudages conceptuels. Quand j’écris, je regarde autour de moi. Les mots me viennent des choses, qui, étant autour de moi, soignent mes mots. L’énergie vitale du monde fait vibrer mon langage, fait bouger mes mots, leur donne un rythme.

Cet aspect ambigu de l’écriture est expliqué aussi par Cixous: «écrire est une geste narcissique; mais c’est aussi un geste d’accueil». Et encore elle affirme: «C’est en recevant qu’on apprend; par exemple apprendre à recevoir la leçon des choses: si nous sommes capables de penser en direction de la chose, de nous laisser attirer, la chose nous conduit dans un espace qui comprend la chose et nous; la chose et toutes les choses»[29]. Il ne suffit pas seulement de voir ou de sentir, d’écouter, de toucher les choses, il faut aussi se laisser regarder, écouter, toucher des choses. Il faut apprendre à laisser que les choses évoquent soi même ou quelque chose d’autre. «Dans ce sens la pratique poétique est une pratique politique»[30].

Pourquoi seulement quand j’écris me viennent les mots, capables d’ordonner et de formuler une pensée que je ne pensais pas posséder? Dans l’écriture nous sentons qu’il arrive quelque chose d’étrange: comme si l’écriture d’un mot appelait un autre mot, et ainsi de suite jusqu’à la manifestation d’un sens d’être. Qu’arrive-t-il en effet au moment où j’écris? Entre les mots il existe un lien magique de sens, tel pour lequel un mot appelle l’autre dans la forme de l’attraction. Et je me trouve à agir et à subir ces renvois: ce flux de mots se fait en moi et en même temps il est fait par moi.

«Une poésie? Un lent travail pour arriver à saisir la vibration d’un rapport minimal, vital, à s’apercevoir du lien qui fait circuler le sens entre deux aspects d’une chose, entre une chose et un être»[31].

L’écriture féminine devient une modalité d’être dans le monde. L’écriture est corporéité. L’écriture, en tant que corporéité, n’est jamais en face au monde. Sa force vient d’une greffe au monde. Elle est incarnée : c’est la façon d’être en présence, un ici absolu. Comme le corps n’est pas simplement un instrument pour bouger, pour être, pour vivre, ainsi l’écriture aussi n’est pas un moyen pour exprimer intellectuellement des idées. L’écriture est le passage de l’intérieur à l’extérieur, et de l’extérieur à l’intérieur. C’est une fenêtre sur le réel et bien une modification du réel.

La sensation que j’ai ressentie en lisant les écrits de Virginia Woolf et de Hélène Cixous est la même que j’ai ressentie en écrivant sur  leurs textes. Le monde s’ouvre devant moi et il m’apparaît tel qu’il est. Je perçois la force du réel. Il ne s’agit pas d’un moment confus et surréel, parce que au contraire la perception est claire. C’est un moment où ce n’est pas la réalité en soi à m’apparaître mais ce sont les couleurs, les sons, les mouvements, les lignes, les formes qui m’apparaissent dans leur réalité. Et encore une fois c’est à Virginia Woolf que je suis en train de penser, dont l’écriture est capable de donner ce moment artistique, en particulier quand elle fait parler ses souvenirs de l’enfance en Moments of Being. Ainsi elle commence les écrire: «This was of red and purple flowers on a black ground – my mother’s dress ; and she was sitting either in a train or in an omnibus, and I was on her lap. I therefore saw the flowers she was wearing very close; and can still see purple ad red and blue, I think, against the black; they must have been anemones, I suppose». Elle continue: «If life has a base that it stands upon, if it is a bowl that one fills and fills and fills – then my bowl without a doubt stands upon this memory. It is of lying half asleep, half awake, in bed in the nursery at St Ives. It is of hearing the waves breaking, one, two, one, two, and sending a splash of water over the beach; and then breaking, one, two, one, two, behind a yellow blind. It is of hearing the blind draw its little acorn across the floor as the wind blew the blind out. It is of lying and hearing this splash and seeing this light, and feeling, it is almost impossible that I should be here; of feeling the purest ecstasy I can conceive »[32].  Et toutes ces impressions deviennent une peinture.

Entre l’écrivaine et les mots aucun système fermé, mais bien un échange toujours excédant peut naître. Si l’écriture reste immobile en elle même, empêchant l’irruption de quelque chose d’autre, alors elle ne créera aucun sens: aucune modification, ni de moi ni du réel.

Plus que un échange l’écriture est alors une relance vers quelque chose d’autre. C’est ainsi que la force de l’écriture, qui prend son origine avec et dans la mère, devient la façon à travers laquelle quelque chose de supérieur peut apparaître.

Comment est-il possible alors comprendre cette relation qui unie l’écrivaine et l’écriture? On ne peut pas l’entendre comme un lien qui met en jeu seulement deux étants, l’un subjectif et l’autre objectif. Il faut au contraire la considérer comme ce qui non seulement jète un pont parmi les étants, dans un sens horizontal, mais aussi dans un sens vertical, vers le néant, l’être, ce qui n’est pas un étant.

Cette relation permet donc un renvoi à un ordre transcendent, dont nous trouvons trace dans la langue maternelle. Le concept d’« invisible » nomme cette transcendance pure et l’écriture en donne une forme sensible quand les mots reconduisent toujours à d’autres mots: c’est que rien n’est donné en elles, en tout cas rien d’autre qu’elles-mêmes. Aucune entité positive peut combler ce vide. Cela ne signifie pas qu’elles ne manifestent rien, mais qu’elles manifestent un certain rien, à savoir quelque chose qui n’est rien d’étant: l’invisible même. Le visible ouvre sur l’invisible comme cela qui, n’étant rien d’objectif, ne peut jamais donner lieu à une vision propre et demeure donc toujours celé dans le visible.

En bref, une réalité invisible, impossible et indicible accompagne toujours la réalité visible, possible et dicible. Dans sa transcendance, elle est toutefois perçue. Elle passe en effet ce qui ne l’entrave pas : notamment la femme et l’écriture.

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

 

[1]              Virginia Woolf, A Room of One’s Own, London, Penguin Books, 1945, p. 12.

[2]              Ibid., p. 13.

[3]              Ibid., 92-93.

[4]              Ibid., p. 95.

[5]              Ibid., p. 108.

[6]              Ibid., p. 72.

[7]              Ibid., p. 73.

[8]              Ibid., p. 72.

[9]              Virginia Woolf, Moments of Being, London, Pimlico, 2002, p. 79.

[10]            Maurice Merleau-Ponty, Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 275. Cfr. sur ce thème Mauro Carbone, Una deformazione senza precedenti. Marcel Proust e le idee sensibili, Macerata, Quodlibet, 2004.

[11]            V. Woolf, Moments of Being, cit., p. 85.

[12]            Loc. cit.

[13]            Loc. cit.

[14]            Chiara Zamboni, Lingua materna tra limite e apertura infinita, in All’inizio di tutto la lingua materna, Torino, Rosenberg & Sellier, 1998, p. 113.

[15]            Hélène Cixous, Entre l’écriture , Paris, Des femmes, 1986, pp. 50-51.

[16]            Ibid., p. 31.

[17]            Loc. cit.

[18]            Ibid., p. 30.

[19]            Ibid., p. 49.

[20]            Ibid., p. 18.

[21]                                                                                                                       Ibid., pp. 18-19.

[22]            Cfr. Luce Irigaray, Ethique de la différence sexuelle, Minuit, 1984.

[23]            Luisa Muraro, L’ordine simbolico della madre, Roma, Editori riuniti, 1991, pp. 44-45.

[24]            Loc. cit.

[25]            H. Cixous, Poesia e Politica, in “Des Femmes en Mouvements”, n. 4/1979, article paru aussi en Aa. Vv, Una selvaggia pazienza ci ha condotte fin qui, Bologna, Associazione Lavinia Fontana, 1991, p. 69 (ma traduction).

[26]            L. Muraro, L’ordine simbolico della madre, cit., p. 55.

[27]            J’emploie les mots de Virginia Woolf pour distinguer ma position de la thèse sur l’égalité sans différence : «What can it be ? Simply, you reply, that we, daughters of educated men, are between the devil and the deep sea. Behind us lies the patriarchal system; the private house, with its nullity, its immortality, its hypocrisy, its servility. Before us lies the public world, the professional system, with its possessiveness, its jealousy, its pugnacity, its greed. The one shuts us up like slaves in a harem; the other forces us to circle, like caterpillars head to tail, round and round the mulberry tree, of property. It is a choice of evils. […]The questions we put to you, lives of the dead, is how can we enter the professions and yet remain civilized human beings; human beings, that is, who wish to prevent war? », V. Woolf, Three Guineas, London, Penguin Books, 1979, p. 86.

[28]            H. Cixous, Poesia e Politica, cit., p. 72 (ma traduction).

[29]            Loc. cit..

[30]            Ibid., p. 70.

[31]            Loc. cit.

[32]            Virginia Woolf, Moments of Being, cit., pp. 78-79.