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per amore del mondo Numero 7 - 2008

Un certain regard

De l’échange des femmes à l’échange entre femmes

 

On peut analyser  les progrès des lois et des moeurs produits par le mouvement des femmes depuis les années I97O.  Mais l’apport premier et apparemment  irréversible de ce mouvement a  consisté à fonder un espace – réel et symbolique – de rencontres et d’ échanges entre femmes, excédant le  contrôle séculaire et impératif de la loi masculine :une certaine sécession comme condition de la participation .

 

Selon les anthropologues, la structure constitutive de toutes les sociétés jusqu’à ce jour, qu’elle soit doublée ou non d’une homosexualité dominante  – on pense aux Grecs – repose sur l’ homo-socialité c’est à dire  sur  un rapport entre hommes s’échangeant les femmes et les signes,  et les femmes comme signes. Elle n’a pas été abolie. Mais  elle est désormais traversée ou excédée par  une homo-socialité féminine jusque là inexistante, c’est à dire par  un rapport d’interpellation de femme à femme, où chacune crédite l’autre – dans l’ accord ou le désaccord. Les  femmes désormais échangent sinon les hommes du moins les mots : elles s’interpellent. Cette interpellation ne se substitue pas au régime  tradtionnel des  échanges mais elle le  court-circuite.

 

Au cours de l’histoire – sous des formes diverses et à des degrés différents selon les cultures – les femmes ont toujours  été  exclues de la détermination du monde commun, ou n’y ont eu place que sous la caution et le contrôle  de la loi masculine – la loi phallique – incarnée par le père, le frère, les institutions, l’Etat lui-même, celui-ci fût-il qualifié de démocratique ou de républicain. La constitution d’un espace d’échanges entre femmes  inauguré par le mouvement féministe ne répond pas à une volonté de faire sécession, de créer un monde parallèle au monde existant et séparé de lui, mais d’y introduire  une dimension, nécessairement subversive,  qui  permette enfin aux femmes de parler  et d’agir en leur nom propre , condition d’ailleurs indispensable à la constitution d’un   monde commun qui soit véritablement commun. D’échapper donc au statut jusqu’ici prédominant de l’«une par une» n’ayant rapport entre elles que par la médiation phallique. Aussi le regroupement des femmes incarné par le mouvement féministe a-t-il pu paraître transgressif, voire menaçant, pour l’homosocialité masculine jusque là exclusive, qui a développé à son égard des stratégies défensives diverses.

 

Les formes de la pratique proprement  sexuelle – homo ou hétéro-sexuelle – ne sont pas prioritaires  dans ce mouvement de constitution d’un lien entre femmes, même si elles nécessitent  une réflexion et une action spécifiques visant à leur reconnaissance. Car le symbolique,soutenu par la parole et par l’action, l’emporte ici sur la forme du choix d’objet de désir. Les rapports entre l’homo-socialité (symbolique) et l’homo-sexualité (érotique) sont en tout cas complexes: ainsi  l’homosocialité dominante a pu comporter  des formes publiques d’homo-sexualité mais elle peut aussi et a été majoritairement appuyée à  l’hétéro-sexualité.

 

Le mouvement des femmes n’a   pas inventé le regroupement des femmes: celui-ci était une réalité dans  les cultures traditionnelles. Les femmes étaient en effet confinées dans des espaces spécifiques – le gynécée -, et généralement à l’intérieur des murs ainsi qu’on peut encore l’observer dans les cultures méditerranéennes.  Mais aussi longtemps qu’elles étaient regroupées par l’impératif dominant, leur regroupement était passif, confortant la loi masculine. Décidé et constitué à l’initiative des femmes elles-mêmes, élaborant peu à peu leurs propres formes relationnelles, ce regroupement a changé de sens et, de passif et statique qu’il était traditionnellement,  est devenu actif, résultant de l’initiative des intéressées et non plus d’une assignation externe. De privé il est aussi devenu public.

 

Le reproche de non mixité qu’ on a souvent adressé au mouvement des femmes renvoie pourtant  à  la séculaire non mixité masculine  de la sphère publique qui a prévalu dans toute l’histoire, des grecs à nos jours, sans que l’on s’en étonne. Le mouvement  des femmes n’invente pas la communauté de destin  des  femmes :il la révèle et en retourne le sens, transformant  ce destin en initiative. Celles dont on parle ou à  qui  on  parle deviennent celles qui parlent et qui  se parlent, trouvant appui dans l’écoute des autres et dans l’échange. Cet accès à l’initiative  de la parole permet  l’accord mais aussi le désaccord qui témoignent  de l’importance désormais accordée à la position  de l’autre femme prise comme interlocutrice.

Ainsi les femmes ou du moins des femmes (en principe de toutes conditions, de tous âges  et de toutes origines)  se sont-elles  interpellées mutuellement, se faisant confiance dans la constitution d’un espace de pensée et d’un espace de vie qui dépende d’elles. Se  manifestant «par la parole ou par l’action » elles sont devenues initium, initiative  comme le formule Arendt, capables de commencement et se fiant  à l’autre comme commencement,capables de «mise au monde » (« mettre au monde un monde » selon la belle formule de Luisa Muraro) et non seulement d’enfantement.

A l’examen, il faut cependant reconnaître  que cette généralité d’une rencontre « des femmes » -c’est à dire potentiellement de toutes les femmes – était dans les faits involontairement  sélective, comportant  une  majorité de femmes jeunes, de la classe moyenne, instruites, et de nationales (plutôt que d’ immigrées). D’autre part, le mouvement  prenait sa source dans la culture occidentale – Etats- unis et Europe – et pensait ses conditions de fonctionnement dans ce contexte. Cette détermination limitative initiale n’est cependant ni une objection ni un obstacle à l’ambition universalisante du féminisme ou du mouvement des femmes, à condition qu’elle soit  prise en compte et dépassée dans l’élargissement extra-ocidental de l’interpellation et de l’action, ce qui est désormais notre tâche. La langue des femmes parle  en langues.

 

Pluralité et divergences entre les femmes

 

La rencontre des femmes, leur dialogue nouvellement inauguré, ne préjuge cependant pas d’une sorte d’ unanimité fusionnelle des personnes et des objectifs. Les divergences de perspectives théoriques ou politiques font partie de la dynamique engagée, à condition de se soumettre au débat. D’autre part, les oppositions individuelles, voire les «règlements de compte » ne sont pas exclusivement masculins et font partie de l’aventure humaine. On pourrait à ce sujet  parodier Rousseau : « l’homme ne naît pas naturellement bon, la femme  non plus ». Ainsi, après l’euphorie incontestable des  « retrouvailles » des femmes entre elles, est – il apparu rapidement – même si le fait n’a pas été suffisamment réfléchi – que le commun n’est pas  un: des divergences, des oppositions, des rivalités mêmes ont surgi, rendant problématique l’unanimité féminine  affirmée. Divergences qui pouvaient  être d’ordre philosophique, politique, mais aussi relever tout simplement d’affirmations individuelles.

 

Cette situation a pris des formes différentes dans chaque pays. Ainsi, à la suite de circonstances diverses que nous ne pouvons analyser ici des «camps » se sont-ils constitués et ont même pu s’opposer parfois violemment: camps  idéologiques, politiques, philosophiques ou tout simplement d’affinités. Certaines ont tenté de dissimuler ou d’ éluder la réalité de ces divergences  par une pensée manichéenne qui les faisait titulaires de la «bonne » conception du féminisme. L’unité des femmes n’était sauvegardée que par une mise à l’écart préalable  de celles qui dérangeaient le modèle privilégié.

 

Ainsi  chacune était-elle renvoyée à une interrogation sur la signification même de  «La » femme ou «des femmes » et aux divergences qui peuvent affronter celles-là mêmes qui sont pourtant réunies  par un objectif commun d’émancipation. Il fallait  penser ensemble cette nouvelle unité des femmes en même temps que  sa diversité et  le risque permanent d’ oppositions à la fois singulières, idéologiques et stratégiques qu’elle comportait.

 

Pour ce qui me concerne, cette objection ou cette question s’est imposée très tôt à  mon expérience, sans doute  en raison du fait que la direction d’une revue  (Les Cahiers du Grif) qui récusait l’identification de la pensée à une idéologie unitaire, me rendait témoin permanent de la diversité des personnes, comme de la diversité des approches théoriques et des pratiques. Ces objections factuelles  à la  conception idéale d’une unité voire d’un unanimisme des femmes ne pouvait pour autant  contredire la réalité nouvellement élaborée d’une homosocialité féminine. Prenant acte d’une unité qui ne va pas sans divisions, voire sans oppositions, à la fois idéologiques  et individuelles, il fallait donc penser la pluralité, la diversité, voire les antagonismes théoriques, politiques ou personnels  entre femmes d’une manière qui ne ruine pas la signification fondamentale et la vérité pressentie du mouvement .[1]

 

Cette pensée de la pluralité et des contradictions dans le commun, je ne l’ai pas inscrite pour ma part  dans la conception dialectique du réel qu’a soutenue Hegel, dont s’inspire Marx, et qui reste hantée par l’obsession de la synthèse, et donc de l’Un, ni dans  l’idéal de  la fusion qui comporte un  sérieux danger d’annexion. Rencontrant l’ oeuvre de Hannah Arendt à cette époque,et alors qu’elle n’aborde pas le problème des femmes, j’ai trouvé dans sa définition du « monde commun » ou du « vivre ensemble » des éléments permettant de penser l’unité dans la diversité, éléments dont le  principal est celui de «dialogue pluriel » plutôt que de communauté fusionnelle: prendre l’autre, fût- elle différente ou adverse, pour interlocutrice valable, discuter sa position comme la ratifier, c’est d’abord  la reconnaître. Ce geste à soi seul est révélateur et constitutif du nouvel ordre symbolique inauguré par le mouvement des femmes: l’autre devient,dans l’accord et/ou le désaccord, voire l’opposition, une interlocutrice valable.

 

Le commun n’est en effet  pas l’un: le « monde des femmes » n’est pas caractérisé par l’unité de ses positions mais par la capacité d’interpeller l’autre et d’être interpellée par elle. Ainsi, malgré les crises parfois profondes et graves suscitées par la constitution de « camps » philosophiques, politiques, ou parfois simplement narcissiques, le mouvement des femmes s’est -il  consolidé , étendu, et, pour partie en tout cas, est sorti de sa marginalité pour s’affirmer sous des formes multiples dans la vie publique, à la fois universitaire, politique et sociale, sans toutefois s’y dissoudre. Ainsi les divergences qui risquaient  de mortifier le mouvement  sont-elles devenues peu à peu son aliment. (C’est du moins la version optimiste de son devenir, dont on espère  qu’elle n’est pas « un conte à dormir debout »- ).

 

Sur le plan de la philosophie de la différence des sexes plusieurs « écoles » se sont dessinées (que j’ai souvent analysées) et qui ont été qualifiées très schématiquement d’universalisme, essentialisme (comme on  dit en France), post-modernisme,

 

Sur le plan scientifique, les recherches sauvages se sont peu à peu constituées en « études de genre » et par là même institutionnalisées dans le cadre prédéterminé des universités: on peut se demander et on se le demandera longtemps, si cette procédure a été une manière de subvertir le savoir ou de canaliser – certaines diront de « récupérer »-  la pensée subversive . L’un et l’autre sans doute.

 

Sur le plan politique, les quelques tentatives de fonder un parti féministe ont toujours échoué. Dans un deuxième temps s’est donc posée la question de la participation des femmes à la vie des partis existants, et plus précisément, pour celles qui en étaient partisans, à travers quelles stratégies. Ainsi, par exemple, un important débat sur la parité s’est-il  développé entre autres France, donnant lieu à des positions antagonistes dont je ne ferai pas ici l’historique. (La loi une fois votée semble être restée d’une inefficacité patente.)

 

Mais des oppositions entre femmes se revendiquant du titre du mouvement féministe ou de ses dérivés se sont manifestées également dans le débat public sur d’autres problèmes importants tels que la question du port du voile musulman  à l’école ou , plus complexe  encore, la  question du statut  de la prostitution.[2] C’est à travers de tels débats, pris pour symptômes, en eux et bien au-delà d’eux que s’élabore d’une manière non linéaire, l’affirmation des femmes. Et que celles-ci, fortifiées  par le dialogue ou le  débat internes,peuvent se manifester  par la parole et par l’action dans  la  visée d’un monde  commun.

 

Pluralité culturelle 

 

Le « mouvement des femmes » est né  essentiellement dans les pays occidentaux, Europe et Etats- Unis, et son destin s’est  défini dans ce  cadre.Mais il est bientôt apparu qu’un tel mouvement, en s’étendant, ne peut être un  produit d’exportation de type colonial. Ce  sont des femmes  d’Afrique, d’Asie, d’Amérique du sud, qui ont peu à peu pris l’initiative de se lier et  de conduire dans leurs propres pays, à leurs conditions,  un mouvement de « libération des femmes » qui tout à la fois  partage les ambitions du mouvement occidental et les négocie de manière propre, en fonction de  situations historiques et socio -culturelles spécifiques. Là encore la fonction de l’interpellation, du  dialogue inter-culturel est centrale pour que chacune puisse prendre ultimement les décisions qui lui  semblent s’imposer dans une conjoncture historique et nationale particulière.

 

Ces questions inter-culturelles se posent au niveau de la « mondialisation » mais aussi au sein de chaque pays en raison du développement des phénomènes migratoires qui font que les cultures sont désormais interpellées par le trans-culturel, non pas à l’extérieur d’elles-mêmes mais en elles-mêmes.

 

Lien intergénérationnel et   transmission

 

Ces nombreuses formes de la pluralité dans la constitution du monde des femmes ou de l’ambition féministe se  traduit aussi dans la relation générationnelle. Là encore, il s’agit tout à la fois de reconnaître  l’apport des anciennes et de le faire fructifier, sans  le figer. Il s’agit  d’inaugurer une transmission jusqu’ici occultée et paralysée par le privilège de la tradition masculine.

Les femmes qui ont suscité le mouvement  des années 7O ont peu à peu fait place à de nouvelles générations et c’est tout un art du rapport  inter -générationel symbolique  entre femmes qui est à inventer: une autre forme encore du dialogue, qui ne fait pas l’économie de l’héritage -ne procède pas à sa dénégation: tentation récurrente – mais ne le fige pas non plus dans une sacralisation paralysante. On pense ici à  la formule de Hannah Arendt – à laquelle j’ai souvent recouru -: « un héritage sans testament », un legs à  recevoir, à reconnaître et à réinterpréter non comme un dogme  mais  comme un ferment de pensée et d’action. Une dimension  encore, diachronique, de l’échange entre femmes – du dialogue pluriel – condition indispensable à l’élaboration d’un monde commun qui porte  la trace  de leur initiative  et de leur apport. Tel est le sens actif d’une « histoire des  femmes » qui ne soit pas seulement une reconstitution scientifique a posteriori.

La peur de la pluralité et de la diversité, la hantise de l’Un dans la vérité et dans  l’action a souvent paralysé l’avancée des femmes. Il faut cependant  prendre acte de cette pluralité fondatrice et non pas destructrice du commun des femmes pour avancer. Le commun n’est pas l’Un. Les différences, les divergences, quand elles sont non pas  déniées  mais assumées, fortifient plutôt que de détruire. Tel est le sens de l’avènement d’un échange entre femmes qui fasse obstacle à l’échange séculaire des femmes par  les hommes: « monde des femmes » capables de penser et d’agir dans l’interpellation mutuelle, porteuse de cette « homosocialité » nouvelle, passage obligé de ce qui pourrait et devrait être un jour un monde véritablement commun , celui d’une « hétérosocialité » effective dont nous sommes encore loin malgré le développement d’une certaine mixité sociale.

Les femmes cessent  d’être des signes. Elles ne sont plus l’équivalent général de l’échange, comme la monnaie. Elles produisent des signes .C’est incontestablement dérangeant. Désormais parlantes, imaginantes, elles n’ont  cependant pas cessé d’être parlées. L’échange entre femmes, implicite ou explicite, soutient ces exercices quotidiens de haute  voltige où se joue le devenir .

 

 

 

 

Note bibliographique

 

Françoise Collin, philosophe, écrivain, a fondé en  73 la première revue féministe  de langue française,Les Cahiers  du Grif.Spécialiste de  Maurice Blanchot  et de Hannah  Arendt sur qui elle a publié  livres et  articles(éd.Gallimard, éd.Odile Jacob).Nombreux écrits sur la  question  des femmes dont  Le différend des sexes(Pleins feux,99), Je partirais d’un mot , éd.Fusart, 99,Les  femmes  de Platon à Derrida,(en  collab.) (éd.Plon,2OOO),Parcours  féministe (éd.Labor,2OO5).Nombreux articles en italien parus en revues ou volumes collectifs, ainsi que,avec Marisa  Forcina, La  differencia  dei  sessi nella  filosofia,éd.Milella.En espagnol Praxis de la diferencia ,éd.Icaria  editorial,2OO6 .A paraître :On dirait une  ville,

[1]              Le numéro 28 des Cahiers du Grif, 83-84,D’amour et de raison,issu d’un colloque international qui s’était tenu à Namur (Belgique) témoigne de cette prise de conscience. Dans un article intitulé : »La même et les différentes », j’y exprime les premiers éléments de ce que je développe ici. On  trouve dans ce numéro,allant dans ce  sens selon des voies originales, des textes de Françoise Duroux, Marcelle Marini, Rosi Braidotti, Nancy Huston, etc.

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[2]              Je renvoie sur ces  questions au petit texte que j’avais rédigé antérieurement à la demande de Chiara Zamboni : » Pluralité dans le mouvement français des femmes »)..