Une culture du débat. Pluralité dans le mouvement français des femmes.
La culture française est une culture du débat, voire même du conflit. La diversité des perspectives, la confrontation des positions singulières ou collectives n’y est pas une atteinte à la vie commune mais sa substance même: le nœud de sa vie démocratique .
Pourtant, l’avènement euphorique du mouvement des femmes dans les années 7O avait entraîné, en France comme ailleurs, le présupposé de leur unité, sinon de leur communion , dans un même élan affirmatif. Rapidement cependant certaines pratiques appropriatives autant que certaines oppositions idéologiques contraignirent à la prise de conscience de la diversité des perspectives ou des intérêts, au sein de ce mouvement. Il fallut donc réfléchir d’une part à ce qu’ un même objectif peut entraîner des approches et des stratégies différentes, et d’autre part à ce que les femmes n’étant pas nées « naturellement bonnes » peuvent connaître des formes de rivalité ,voire de dénégation d e l’autre au sein même de ce mouvement .
Mais nous aurons sans doute l’occasion de développer ces réflexions générales lors du colloque qui, à l’initiative de Chiara Zamboni , nous réunira à Vérone en avril 2OO7. Je voudrais ici traiter d’un aspect seulement de ce problème, en soulignant comment un même objectif, celui de la « libération des femmes » et de leur affirmation, peut engendrer des pratiques relationnelles, des stratégies politiques et des options philosophiques différentes. Et cela sur la foi de quelques « cas » qui se sont présentés au cours de ces dernières années, suscitant un débat public: la parité de la représentation politique, le statut des prostituées, l’interdiction du voile porté par les jeunes musulmanes à l’école. Dans ces trois cas, on a vu les féministes divisées, et les « camps » se reformer chaque fois à nouveaux frais, entraînant des alliances mobiles, parfois inattendues. C’est que la poursuite de l’objectif commun de transformation des rapports entre les sexes et d’affirmation des femmes rencontre la résistance factuelle de conjonctures dans lesquelles il s’agit de « juger et de décider » sans avoir de « garantie ». Sans réduire leur pratique à la réaction aux conjonctures politiques et sociales données, les féministes françaises ne peuvent cependant s’en désintéresser. Ce sont ces aspects qu’il m’a été demandé de souligner ici.
I. La question de la parité
Le mouvement français des femmes s’est toujours revendiqué comme un mouvement politique, non pas au sens limité de la participation à la vie des partis, mais au sens où il visait la transformation de l’organisation du monde commun, de ses usages et de ses lois. Cette conception large du politique incluait la question du rapport à la vie des partis. Celle-ci s’est posée plus particulièrement quand certaines, à partir d’ initiatives européennes, ont exigé que le nombre de représentantes femmes au parlement soit désormais égal au nombre des représentants hommes, et que ce dispositif soit concrétisé par une loi. Certaines se sont abstenues de prendre position, estimant que la politique des partis reste étrangère à l’enjeu politique du féminisme. Parmi les nombreuses autres, celles qui ont pris parti pour ou contre un dispositif paritaire ne l’ont pas toujours fait pour les mêmes motifs.
Je ne peux reprendre ici toutes les nuances du débat complexe qui a rassemblé les femmes sur cette question.
Mais celles qui ont refusé de s’engager en faveur de la parité l’ont fait parce que d’une part, les opinions politiques de gauche ou de droite ne dépendent pas du sexe et sont communément soutenues par des hommes et des femmes, ces dernières n’étant d’ailleurs pas nécessairement « féministes ». Et parce que, d’autre part, la parité ainsi définie semblerait confirmer une dualité insurmontable de l’humanité et de la citoyenneté en deux catégories sexuées.
Parmi celles qui ont soutenu la parité, certaines l’ont fait au nom d’une conception qu’on qualifie en France de « différencialiste » ou « essentialiste »: parce que les femmes ont non seulement leurs intérêts à défendre mais une autre conception de la vie politique et de ses rites, et que celle-ci est complémentaire de celle que pratiquent les hommes. Mais d’autres l’ont fait tout simplement au nom de la justice, parce que, même si les femmes ne sont pas par essence différentes des hommes, et ont des options politiques diverses, il est cependant légitime qu’elles partagent avec eux les responsabilités du pouvoir et que cet objectif n’est jamais réalisé dans le contexte actuel. Ainsi la parité a pu être soutenue tant par des « différencialistes » que par des « universalistes », pour des motifs différents. Il faut y ajouter celles qui, sans croire que la politique se réduit à la représentation, pensaient que le débat mettrait au moins en évidence la question des femmes, et que sans changer fondamentalement les perspectives politiques, la présence visible de celles-ci à des postes de responsabilité, donnerait aux jeunes filles des figures identificatoires affirmatives, les encourageant à se manifester elles aussi et à prendre des responsabilités dans divers domaines. C’est l’impact symbolique de ces figures, plus que l’originalité de leurs apports, qui semblaient déterminants : qu’il y ait aussi des femmes présidentes de la république ou premiers ministres ne change peut- être pas nécessairement grand- chose à la politique mais donne envie aux filles de s’affirmer.
La parité dans la constitution des listes électorales des partis politiques a été rendue obligatoire. Mais des concessions permettent aux partis de détourner la loi, de sorte que la France connaît encore une des plus faibles représentations politiques des femmes parmi les pays européens.
2.La question du voile musulman
L’éducation nationale française s’honore de sa neutralité idéologique. Tel est le sens premier de la « laïcité républicaine » de la vie publique supposée laisser à chacun( e ) la liberté de ses opinions religieuses ou politiques dans le privé. L’enseignement se veut objectif. Les écoles et lycées doivent permettre aux enfants d’origines et religions diverses de se côtoyer, indépendamment des opinions de leurs familles.
Le développement de la population immigrée de tradition musulmane a suscité quelques problèmes au sein des écoles et lycées. En effet, les conceptions éthiques et religieuses des familles entraînaient, du côté des filles, certaines résistances à se soumettre aux tenues « légères » prescrites pour la gymnastique ou la natation, et le port de plus en plus fréquent et accentué du voile dans les salles de classe. Il est apparu à certains que ces pratiques introduisaient dans la neutralité scolaire des particularités religieuses contraires à celle-ci, et qui la menaçaient.
Il faut ajouter que dans le même temps étaient contestées les dispositions (prises entre autre par la maire socialiste de Lille) consistant à réserver certains jours aux seules femmes l’accès aux piscines municipales, dans le souci de rendre la natation accessible aux musulmanes. Cette non- mixité fut considérée comme illégale.
Un débat s’est développé sur la question. Certain(e)s, qui ne sont pas nécessairement religieux, considéraient que l’interdit du voile ne s’attaquait qu’aux symptômes du problème, et mettait en difficulté des jeunes filles pour qui l’accès à l’enseignement public était un outil indispensable d’affirmation et d’émancipation. Interdire le voile risquait de décider leurs familles à les envoyer dans des écoles coraniques et à limiter leurs études..
D’autres pensaient qu’au contraire, interdire le voile à l’école permettrait aux jeunes filles de s’en débarrasser en opposant la loi française à la volonté de leurs pères et frères. Là encore les femmes, et les féministes, ont pris des positions contrastées, dans les deux camps.
De nombreux débats très vifs se sont tenus.. Il faut souligner que pour éviter d’avoir l’air de viser une religion plutôt que d’autres, la loi avait élargi son interdiction à la kippa juive, à la croix chrétienne trop ostensible, mettant cependant dans l’embarras le port du turban par les sikhs.
Tout ce débat risquait de sombrer dans le ridicule des détails, mais il s’est finalement terminé sans trop de conséquences. L’interdit du voile à l’école a été voté. Il ne semble pas qu’il ait provoqué les conséquences négatives ni positives qui en étaient attendues. Le débat a peut-être favorisé la prise en considération croissante de l’importance et des problèmes spécifiques des immigrées dans l’approche française du problème des femmes.
3.La question du statut des prostituées
En France, la prostitution est en principe interdite. Dans les faits elle est tolérée. Mais son interdiction fait que les prostituées ont une existence en quelque sorte clandestine et ne bénéficient d’aucun des avantages sociaux –sécurité sociale, retraite- attachés à l’exercice d’une profession.Aussi leur situation, surtout quand elles vieillissent, est-elle particulièrement difficile: elles n’ont pas d’assurance- maladie ni de retraite.
Certains groupes de femmes mènent un combat ( à ramifications internationales) en faveur de la reconnaissance de la prostitution comme profession et donc de sa normalisation. Leurs arguments sont divers. La prostitution serait en effet une profession comme les autres dans la mesure où elle est librement pratiquée: vendre ses services sexuels n’est pas pire que de vendre ses services domestiques. Derrière cette argumentation se cache souvent le présupposé selon lequel toute hétérosexualité, y compris conjugale, est une forme de prostitution séculaire inavouée .
Selon les partisans de la reconnaissance professionnelle banalisée de la prostitution, cette reconnaissance ne favoriserait pas son expansion mais permettrait de distinguer la prostitution légale pratiquée librement par des indépendantes ou supposées telles, de la prostitution sauvage des trafiquants mettant sur le marché de nombreuses adolescentes issues des pays de l’Est ou d’Afrique et qui sont sans défense. Elles soulignent et soutiennent le fait que des groupes de prostituées revendiquent elles-mêmes la légalité, voire la dignité de leur métier, «librement choisi » comme un parmi les autres. Cette légalisation de la profession permettrait d’ailleurs la répression accrue de la prostitution illégale des étrangères, souvent très jeunes et mise sur le marché par des trafiquants qui devraient alors être sévèrement pénalisé( e )s. Cette argumentation frappante n’est toutefois pas étrangère à une sorte de loi de la concurrence, les jeunes étrangères étant souvent plus attractives de par leur âge, par les prix qu’elles demandent , et l’inconditionnalité de leurs pratiques.
D’autres femmes ou féministes, tout en reconnaissant la fragilité de la position sociale des prostituées, refusent leur assimilation à celle des autres professions. Ce serait en effet entériner légalement le fait que le corps des femmes est un objet de commerce , et banaliser son instrumentalisation. Ce serait une fois pour toutes entériner la réduction du corps au rôle d’instrument , ou de matériel exploitable au service de la sexualité masculine. Pourtant, elles sont bien conscientes de ce que la condition effective des prostituées les met dans des situations socialement difficiles. Elles s’interrogent donc sur le fait de savoir comment celles- ci pourraient bénéficier des avantages sociaux à titre individuel, sans que pour autant leur activité soit reconnue comme une activité commerciale banale car l’entériner c’est en effet admettre une fois pour toutes que le sexe des femmes est un objet détachable au service du profit masculin et par voie de conséquence soutenir la position instrumentale des femmes dans la représentation masculine. Les partisans de cette tendance refusent absolument de réduire la prostitution à une profession parmi les autres -et le corps à un matériau utilisable- et luttent pour son interdiction comme pour la poursuite des souteneurs, voire aussi des clients , et pour un recyclage professionnel des prostituées leur permettant de trouver un statut social et économique « normal »…
Le problème est d’autant plus difficile à traiter que d’importants intérêts économiques, y compris internationaux sont en jeu, contre lesquels l’idéalisme peine à s’affirmer. Il est vrai aussi qu’un certain nombre de prostituées revendiquent elles-mêmes la libre détermination de leurs actes, et les plus privilégiées d’entre elles-les « call-girls »- considèrent que leur « métier » est plus rentable et moins contraignant que n’importe quel autre. On peut certes considérer que de tout temps les femmes ont « librement » choisi leur asservissement, mais le débat est incontestablement difficile quand il s’agit tout à la fois de récuser la prostitution tout en respectant la parole des personnes -de certaines personnes- prostituées.
La conception de la liberté et de la contrainte est ici en jeu, et si les prises de positions sont nettement tranchées, opposant violemment les « clans », l’argumentation n’est pas simple.
Remarques générales
Ces quelques exemples indiquent que, animées par un même souci de la vie des femmes, les théoriciennes et les politiques peuvent être amenées à débattre, voire à s’opposer sur l’adoption des formes de libération. Plus ou moins unies dans la critique du monde donné, les femmes peuvent concevoir de manières différentes les fins qu’elles poursuivent et les moyens à mettre en œuvre. Un même souci les réunit cependant, -doit les réunir -le souci de continuer à parler et agir ensemble pour tenter de favoriser l’affirmation progressive de toutes. Nous n’avons pas toutes la même conception de ce que serait le monde « idéal ». Mais il importe que nous en discutions plutôt que de feindre un accord inexistant ou de l’imposer dogmatiquement.
Il faut toutefois souligner que si les divergences d’opinion et de stratégies sont particulièrement visibles quand elles portent sur des enjeux de la scène politique commune, elles se manifestent aussi plus subtilement dans toute la pratique tant de la pensée que de l’action et font l’objet de débats présents au sein même des « études de genre » de type universitaire. Aussi est-il peut-être utile de rappeler très brièvement pour finir les « écoles » de pensée de la différence des sexes qui se sont manifestées en France et s’y manifestent.
L’école qu’on qualifie en Italie comme « de la différence » est , en référence à la pensée de Luce Irigaray, qualifiée en France d’ «essentialiste » en ce qu’elle postule une spécificité ontologique des sexesdès lors fixés dans leur dualité.
La pensée dominante, qualifiée d’ «universaliste » et héritière plutôt de Simone de Beauvoir, affirme quant à elle que la qualité d’être humain -d’ «individu »- prime les différences sexuelles qui sont pour une grande part « construites » par l’histoire et la politique, et donc déconstructibles.
Enfin depuis quelques années se développe fortement un courant lié au post-modernisme, et inscrit aujourd’hui dans le registre de la queer theory insistant quant à lui sur l’indécidabilité sexuée c’est à dire sur l’articulation complexe d’éléments féminins et masculins dans tout individu humain. La référence majeure de ce courant est Judith Butler dont toutes les œuvres ont été traduites en français. Mais ses antécédents dans le courant philosophique seraient Foucault, Deleuze, ou Derrida qui, comme je l’ai souvent souligné, recourt au concept de différance (avec un a).
On voit ainsi que des divergences tant théoriques que politiques constituent la vie même de ce qu’on peut toujours appeler d’un terme général « le mouvement des femmes » en France. Il importe de parler et de penser ensemble, dans l’accord comme dans le désaccord. Assumer et formuler ce qui nous sépare, c’est en effet se donner la chance de rester ensemble, sans assujettissement à une dogmatique .
J’ai tenté de dresser ici un tableau sommaire de la situation. Le colloque organisé par Chiara Zamboni à Vérone en avril 2OO7 me permettra de développer une conception plus personnelle et plus élaborée de ce problème.