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per amore del mondo Numero 7 - 2008

Un certain regard

Notes critiques pour un traitement matérialiste de la différence des sexes

 

Matérialismes

 

A l’aube d’un nouveau féminisme, dans la seconde moitié du XXème siècle, l’heure était aux « matérialismes ».

La revendication suffragiste est à peu près satisfaite, en Occident. Les femmes votent.

Sont-elles pour autant éligibles ou élues ?  La question subsiste.

Mais dans les années 70, la référence était le « matérialisme historique ».

La « condition féminine » devait être traduite en termes d’exploitation.

S’ensuivaient les travaux féministes sur le travail domestique, de l’invisibilité marchande au « sexage » : ce travail était-il une survivance d’un mode de production archaïque (selon Colette Guillaumin) ou une exploitation impossible à comptabiliser ?

Le matérialisme des Sociologues a rencontré un mur : pourquoi le travail domestique et gratuit est-il assuré par les femmes ?

Aujourd’hui on dit « par amour ». Ce n’est pas une explication.

L’héritage de ce matérialisme peut désormais être représenté par les tentatives acrobatiques de Nancy Frazer pour articuler un reste de « matérialisme historique » avec les modes nouvelles de la « reconnaissance », du Care et plus généralement de la Justice, ou encore par l’ « intersectionnalité » proposée comme outil par Kimberlé Creenshaw Williams pour penser , à la manière des cercles d’Euler, les déterminations hétérogènes de la situation des femmes.

Mais au « matérialisme sociologique », dont sort la notion de « rapports sociaux de sexes », traduction française restrictive du « Gender » américain, s’ajoute désormais  un matérialisme anatomo-physiologique : effet d’un repentir auto-critique de Jusith Butler, corrigeant les solutions performatives du « Gender Trouble ».

Au « pouvoir des mots », s’oppose l’irréductibilité du « corps » et du « Sex », conformémént à la dualité Sex/ Gender.

Deux remarques s’imposent :

« Bodies That Matter » ne prolonge pas les mots d’ordre féministes des luttes pour la dépénalisation de l’avortement ou la pénalisation du viol.

« Notre corps nous appartient » dénonçait la dépendance aux institutions juridiques et médicales, aux convictions largement répandues confortant les fantasmes masculins et concluant à la légitimité de pratiques sexuelles et sociales qui prennent le « corps des femmes » en otage.

Ce « matérialisme » est déterminé par la langue : « Sex », en américain, signifie étroitement l’anatomie, voire la représentation « pornographique » de la sexualité.

Je reviendrai sur ces points.

Là où les choses se compliquent, c’est lorsque l’on aborde l’hypothèse d’un « matérialisme analytique » qui doit d’abord se défaire des tentations essentialistes ou substantialistes. Luce Irigaray y a succombé.

La tentation est forte, en effet, de rabattre sur la catégorie imaginaire du « féminin » les positions possibles d’un sujet sexuellement défini :

– Lou Andréas salomé, version positivée d’Otto Weininger (« Sexe et caractère »).

Luce Irigaray, version bavarde de Lacan.

Et finalement l’évacuation par le dualisme « Sex/Gender » de l’ouverture freudienne des « trois voies » qui s’offrent aux petites filles et de de la proposition lacanienne du noeud borroméen, à trois puis quatre fils : le « synthôme » du mal nommé « penis –neid » indique probablement un chemin, entre la « voie royale » de la maternité qui obtempère à la fonction et l’hystérie qui se tape la tête contre les murs du fantasme.

Je ne me lasse pas de citer les propos de Jean Laplanche[1] : « Les distinctions conceptuelles ne valent pas pour elles-mêmes, mais pour les potentialités conflictuelles qu ‘elles recèlent ; et si elles sont binaires, elles sont souvent la marque de la négation, donc du refoulement. Ainsi en est-il du déplacement de la question de l’identité sexuelle à la question de l’identité de genre. Ce déplacement cache peut-être que la découverte freudienne fondamentale n’estpas là, mais que, à côté du genre et à côté du sexe, elle recèle la question du sexual ou du sexuel. ».

 

Féminismes

 

La démarche de Judith Butler est à ce titre exemplaire (du refoulement).

Elle a d’abord essayé, dans un style purement hégelien, l’Aufhebung de la différence des sexes par un traitement performatif, c’est-à-dire idéaliste. Elle a ensuite fait son autocritique matérialiste au nom du « corps » : matérialisme vulgaire qui ignore, malgré les références livresques à Freud, le nouage psychique qui fait parler le corps des hystériques ou en dépossède les schizophrènes.

Elle en tire la « mélancolie de genre », pour échouer sur la neutralisation « éthique » (dans les pas d’E.Levinas) de la « vie psychique ».

Or « le « sexual » est extérieur ou même préalable pour Freud à la différence des genres [2] : soit « l’inconscient ne conait pas la différence des sexes ». Il faut en passer par le fantasme.

Mais

Il ya des femmes et des hommes,. Et si, comme dit Lacan « la quiddité du sexe est peut-être manquante », la « queerité » renvoie, elle, à la certitude de la demande transsexuelle : faire coïncider le « genre » avec le sexe anatomique, comme si la position psychique était impérieusement chevillée au corps, en conformité avec les critères de l’état-civil : fille ou garçon, Sexe F ou M, 2 ou 1 pour la Sécurité Sociale.

Marx avait pensé qu’il fallait remettre Hegel sur ses pieds, car il marchait sur la tête: matérialisme donc des rapports de production. Remettre Judith Butler sur ses pieds requiert une opération plus complexe que celle quelle a tentée elle-même : l’appel au corps conclut aux opérations chirugicales, marché du conformisme inauguré par John Money en sa Clinique d’Hopkins ;  plus complexe aussi que celle de Nancy Frazer dans la ligne du « féminisme matérialiste ». Les sociologues en labourent les sillons et les ornières: travail domestique, exploitation/oppression, sexage… Au pied du mur « symbolique » des causes et des raisons inavouables qui concluent au vide fait que les tâches domestiques sont accomplies gratuitement et « paramour », comme par hasard par les femmes, les théories du « care » prennent le relai. On passe de l’ »Economie Politique féministe » à la Psychologie sociale, avec Carol Gilligan, qu’avait précédée Nancy Chodorow et son « Motherhood ».

On est loin des perspectives ouvertes par les groupes de femmes, solidaires et partageant dans les pratiques d’auto-conscience des  expériences « personnelles » qui  devenaient « politiques ».[3]

Au « Sisterhood is powerfull » s’était en effet rapidement substitué, de façon plus réaliste ou opportuniste, le « Motherhood », qui se réclamait de la Psychanalyse, made in USA : le sous -titre du livre de Nancy Chodorow, « Psychoanalysis and the Sociology of Gender » inaugure l’alliance improbable de Freud revisité par l’Ego Psychologie et du « Gender », dont Joan Scott fera la fortune et réciproquement.[4]

Le « care », inscrit dans les gênes féminins, a pris le relai dans une version socio-psychologique, et comme toujours en Sociologie, l’enquête vérifie l’évidence : les femmes sont douées pour les soins, des enfants , des malades et des vieillards.

Leur conformation (naturelle ?) les prédispose aux tâches auxquelles les destine la société : ça tombe bien.

Les « politiques sociales » de « discrimination positive » font désormais grand usage des expertises  fournies par les spécialistes du « Genre ».

Les effets de reconduction, de reproduction aurait dit P.Bourdieu de la division sexuelle du travail et des territoires ne se font pas attendre : quelques anthropologues constatent les dégats dans les Etats pionniers, comme l’Espagne et ses provinces pionnières, comme l’Andalousie.[5]

Il convient d’insister sur la proximité de ces « politiques » avec un essentialisme travesti en progressisme réaliste : réconciliation hégelienne des Pénates et de le Cité, du Care et du Politique.

Cette affaire de « prédisposition » de genre mérite qu’on s’y attarde.

Lors d’un « show » organisé par Eric Fassin  avec Didier Eribon et Michel Tort, Judith Butler, en « vedette américaine », tirait larmes et kleenex d’une assistance émue par les envolées lyriques sur « la vie vivable » de l’ego.

Catherine Malabou a, en cette occasion, fait une critique aussi subtile que prudente des « dispositions et prédispositions de genre » induites par l’impérialisme de la matrice hétérosexuelle : « Matrix ».

Du conformisme post-moderne on peut tirer quelques effets, théoriques et esthétiques, qui ne sont pas sans implications politiques.

Pour qui aurait perdu la mémoire, Paolo Bertolucci , plus subtilement ,

analysait dans ses films : « La stratégie de l’araignée » et « Le conformiste » les effets pervers de la perversion infiltrée dans le politique.

 

Subreptions et dérapages

 

Les « prédispositions », à la « mélancolie de Genre » notamment, posent problèmes quant à leurs fondements :

le tabou de l’inceste comme effet d’un tabou principiel : celui de l’homosexualité.  Sur ce point il faut lire, avec des lunettes sophoclénnes, les délires de Judith Butler, dignes de Anouilh. Une Antigone Queer, incestueuse et amoureuse de son frère Polynice…[6] Les opérations de rapatriements, sur les terres gays plus que lesbiennes, au nom d’une Ethique neutre de l’autre, en hommage à Levinas, font symptôme d’une misogynie militante.

L’imposition d’ « identifications » qui passe par la « répudiation » d’une homosexualité primaire ;

D’où suit un « devenir corps » douloureux pour les personnes « mal genrées ».

A partir de ces trois subreptions, je ferai quatre objections.[7]

Il n’y a pas de « tabou » de l’homosexualité. La preuve : elle est diversement traitée , tolérée, réprimée, institutionnalisée, ritualisée selon les époques et les lieux.

Platon exalte dans les dialogues une homosexualité « initiatique » et condamne dans « Les Lois » une homosexualité pornographique et/ou vénale.[8]

Cela n’a rien à voir avec l’interdit –qui n’est pas une interdiction- de l’inceste.

L’inceste puni et réel : père/fille n’est pas celui du tabou : mère/fils, seul à brouiller l’ordre des générations. Freud note bien, dans « Totem et Tabou », que la « prohibition de l’inceste » ne relève pas de calculs rationalisants ou hygiénistes.

Mais il note aussi , citant Frazer, que l’interdit  suppose une rupture avec la nature . « Nous ignorons l’origine de la peur de l’inceste ». car loin d’être « naturelle », elle convoque le dispositif « culturel » du tabou : « On ne voit pas bien comment un instinct humain profondément enraciné aurait besoin d’être renforcé par une loi….Au lieu de conclure de l’interdit de l’inceste qu’il existe une aversion naturelle pour l’inceste, nous devrions plutôt en conclure à l’existence d’un instinct naturel poussant à l’inceste. » [9]

Freud se débat donc dans l’entrelac des lois, des interdits et des interdictions délibérément décrétées, des interdits qui ne relèvent pas de « décrets » mais pas non plus d’un instinct naturel : au point de faille entre nature et culture.

C’est, selon Judith Butler et d’autres[10], ce qu’il conviendrait de remettre en cause : retour à la nature des pulsions infantiles, partagées d’ailleurs par les garçons et les filles dans leur commune condition de « His Majesty the baby ».

Que les petite garçons gardent le privilège d’avoir juste à déplacer leur investissement initial à leur mère sur la série indéfinie des femmes éternellement insatisfaisantes reste l’histoire connue des Don Juan.

Que les petites filles doivent changer d’orientation sexuelle est tout aussi connu.

Faut-il pour autant confondre les destins de la libido, entre choix d’objet et position ? La réduction de la position, celle de la « troisième voie » ouverte aux petites filles qui ne renoncent pas à l’activité, à l’orientation sexuelle et au choix d’objet, semble encore une fois d’un conformisme affligeant.[11]

Le terme d’ « identification » mérite à la fois définition et mise à sa juste place.

Il faut d’abord éviter la réduction de l’ « identification » à la poursuite de la conformité (encore) à une « image », celle de la mère, celle du père, d’un homme ou d’une femme. Ressembler à, être la copie conforme, relève d’un psychologie qui reste à la surface phénoménologique ,tributaire des définitions imaginaires  et normatives portées du maxculin, du féminin, de leur rôles et de leur fonction.

Le parcours semé de chicanes et d’embûches du « développement du moi » est plus souterrain. Entre le « moi idéal » de « His Majesty The Baby » (Ich-Ideal) , et le moi identitaire intervient l’ « Idéal du moi » (Ideal –Ich).

Ancun n’est certainement sexué. L’ « idéal du moi » « prend sa place dans l’ensemble des exigences de la loi » et manœuvre donc au plan du symbolique et non de l’imaginaire des identifications dites « de genre ».[12]

Très vite : le « devenir corps » a donc moins à voir avec une conformité quelconque à un modèle « genré » qu’avec un « idéal » de valeurs qualifiées : viriles, féminines, force, beauté, santé, souplesse, adresse… qui de distribuent indifféremment quant au « Genre ». Sans parler de l’agilité d’esprit !

Ici se situe l’errance de la revendication transsexuelle, dont J. Butler voudrait faire le fer de lance des révolutions post-modernes.[13]

Mais surtout : « les exigences de la loi » : qu’est-ce à dire ?

Du télescopage des « exigences de la loi » et du « traitement de la différence des sexes » (euphémisme pour la guerre des sexes), il y a en effet beaucoup à dire.

Et d’abord beaucoup plus que ce qu’en peuvent dire certains constats sociologiques de l’oppression, de la division sexuelle du travail,  incapables d’en démonter le ressort, (ou le pourquoi).

Les anthropologues savent bien que la « valence différentielle des sexes » , selon la formule de Françoise Héritier, ne s’explique pas dans le champ du matérialisme historique réduit à l’Economie. Si elle est critique et politique, l’économie ne peut pas ne pas intégrer les paramètres offerts par l’Anthroplogie et par la Psychanalyse : tel était le programme de Gayle Rubin , en 1975, au temps de ses ambitions théoriques,  lorsqu’elle proposait ses « Notes on the political economy of sex ».[14] Du mécanisme de ce qui produit la « domestication des femmes », elle cherchait le secret au croisement de l’Anthropologie et de la Psychanalyse, après avoir constaté l’impuissance de l’Economie à expliquer cette machine, marginale au regard de l’exploitation et des rapports de production. Marx avait fait cadeau du « Capital » au Mouvement ouvrier. Le Mouvement de Libération des femmes ne disposait d’aucun instrument analogue, adéquat à la spécificté des luttes.

Paola Tabet a plus tard montré que les « rapports de production » sexués ne relevaient pas d’un rapport de force empirique, mais d’un partage symbolique. [15]

 

Les lois et les femmes

 

C’est dans ce nœud de lois et de partages qu’est prise la figure paradigmatique d’Antigone.

Son crime est double :

elle désobéit au « décret » (kèrugma) de Créon, produit de l’arbitraire, voir de l’hubris d’une Real-Politik convaincue de sa légalité et de son pouvoir.

mais plus, elle franchit  les barreaux de la Thémis qui enferme les femmes dans le gynécée, donc les bornes du supportable, pour Créon.

Son insurrection invoque les grandes lois, au côté desquelles siège Eros combattant.

Le conflit n’oppose donc pas dans une confrontation duelle qu’un partage sexuel bien compris pourrait résoudre : les Dieux d’en bas et la loi humaine, comme le propose Hegel par la réconciliation du Staat et des Pénates.

Il se joue entre trois instances : le décret (kèrugma), la Dikè qu’il faut définir et la Thémis qui porte statut de la différence des sexes , coutumière et politique, celui de « l’exclusion incluse des femmes » (selon la formule de Nicole Loraux)  du fonctionnement de la cité. L’enjeu est leur tressage, dont devraient résulter les lois (nomoi) : un partage (nomos)  juste (dikaios), mais pas au sens distributif d’Aristote.

L’Antigone de Sophocle fait donc un pas de plus que la Médée d’Euripide : elle fait irruption sur la place publique non pour dénoncer le sort des femmes, comme Médée haranguant les femmes de Corinthe, mais pour intervenir sur le terrain interdit.

Sa « réclamation » de philia suppose l’acte dont la publicité contitue le sens et signe la transgression majeure : « Moi vivant, ce n’est pas une femme qui fera la loi. » déclare Créon.

Antigone parle depuis ce point improbable : depuis le gynécée où elle refuse de rentrer, forte pout un instant de son statut de parthénos, de numphè pas encore prisonnière du mariage. Mais elle ne parle pas « du  gynécée », génitif objectif.

Ce n’est pas son propos.

Il est inutile d’insister sur le fait que son propos et son acte ne visent pas non plus, et encore moins, la promotion de l’inceste. Car on ne voit pas bien où serait l’inceste, sauf à suivre Anouilh dans sa tragédie de Boulevard : Antigone amoureuse…de Polynice !

S’il fallait donner une interprétation « psychique » et non politique, comme l’indique la fonction du théâtre dans la Cité grecque,[16]ce serait plûtôt du côté des « trois voies » proposées par Freud au destin du désir féminin qu’il conviendrait de chercher.

C’est le parti que prend Jean Bollack qui fait d’Antigone le hérault d’Eros, et non d’Aphrodite : le désir (himéros) comme « parèdre » des lois, une énergie (himéros énargès) qui « bouleverse l’ordre que construisent les lois dont se réclame Créon ».

Et cet ordre s’adosse à la Thémis, qui lui convient si bien dans la mesure où elle enferme l’ « éternelle ironie de la communauté » et la condamne au mutisme.[17]

Mais Eros combattant, « invincible au combat » dit le chœur dans le troisième stasimon, « recrute ses troupes dans les chambres des femmes », là où elles sont maintenues à l’écart et à côté (parédrai) de la place publique : exclues/incluses.

L’acte d’Antigone brise l’éternité de l’ironie : elle fait irruption sur la place publique et cherche les mots pour bien-dire la proclamation de Philia. Les « cris d’oiseaux » qu’entendent les gardes quand elle ensevelit une première fois  son frère deviennent des arguments face à Créon en Majesté. C’est sans doute pourquoi Luce Irigaray l’accuse d’avoir « digéré le masculin ». Mais ce bien-dire qui doit emprunter encore les formes et les références qui peuvent le rendre audible ne se réduit pas à un « acte de parole », performatif : il argumente un acte.

 

Positions, actes.

 

Mon interprétation s’écarte, avec Freud, des « images » sur lesquelles on rabat trop souvent la fameuse « bisexualité » pour accentuer l’aspect « économique » de la question.

Je chercherais donc plûtôt

du côté de l’ « andreia » d’Antigone, ou complexe mal nommé de masculinité, qui désigne le refus de renoncer à une position active.

du côté de l’orientation narcissique (et non de l’orientation sexuelle qui préside au choix d’objet) soumise à des contraintes spécifiques concernant les femmes, le « genos gunaikôv », comme le définissait déjà Hésiode, pour en dénoncer la calamité.[18]

Dès 1914, dans « Pour introduire le narcissisme »  (et même dès 1908, dans « La morale sexuelle civilisée ») Freud articule le destin pulsionnel et les contextes historiques, socio-culturels. « Il s’installe, en particulier dans le cas d’un développement vers la beauté, un état où la femme se suffit à elle-même, ce qui la dédommage de la liberté de choix d’objet que lui conteste la société . »

Mais elle le paye cher, jusqu’à « la dépendance accablante envers le sauveur », objet d’amour venant à la place de l’idéal du moi, dont la poursuite asymptotique est entravée… par la société.[19]

Dans les textes ultérieurs qui analysent explicitement la « sexualité féminine », la violence à laquelle est exposé le « développement du moi », dans le cas des individus de sexe féminin, insiste dans les termes qu’utilise Freud, qu’il martèle même.

Non seulement il dénaturalise les « propriétés » du féminin, couramment reçues et même exaltées par Hélène Deusch et quelques –unes de ses consoeures, notamment le « masochisme primaire », mais il rappelle qu’il faut « prendre garde à ne pas

sous- estimer les organisations sociales qui acculent la femme à des situations passives… La répression de son agressivité, constitutionnellement prescrite et socialement imposée à la femme favorise le développement de fortes motions masochistes qui parviennent à lier érotiquement les tendances destructrices tournées vers le dedans. » : consentement arraché de vive force.[20]

Bien avant Simone de Beauvoir, Freud avertit « ne pas vouloir décrire ce qu’est la femme-  tâche difficilement réalisable- mais comment elle le devient. ».

La « constitution ne se plie pas sans résistance à la fonction ».  De ce rapport de force, (« Céder n’est pas consentir » dira Nicole-Claude Mathieu), « Le deuxième sexe » n’offre que les effets constatés et décrits , d’où le dégoût manifesté pour les femmes ainsi produites.

Freud s’intéresse à la résistance. En effet la « constitution », la bisexualité de l’être humain, ( « plus bi-sexuelle chez la femme que chez l’homme »), ne renvoie pas à la distribution weiningerienne de « traits » masculins et féminins phénoménologiquement constatés selon un continuum qui va de l’ange viril à la femme bestiale en passant par l’homme effeminé et la virago.[21]

Le conflit a lieu entre la libido (active) et les contraintes (« dressage ») au retournement de l’activité contre le moi : « poursuite active de buts passifs » à laquelle la fonction plie la constitution.

Il faut noter que Freud parle de ce processus de « dressage » alors qu’il a depuis longtemps abandonné la répression au profit du refoulement, pour suivre les trajectoires psychiques. Ce n’est donc pas par inadvertance qu’il réintroduit ici la dimension de contrariété ou de répression de la pulsion.

Donc   – nonobstant les définitions fantasmatiques qui en sont portées, « la femme est aussi un être humain ».

et il n’ya qu’une libido, qui peut être mise au service de la fonction requérant des « buts passifs ».

Cela n’est pas idyllique : « Ce serait bien sûr d’une simplicité idéale si nous pouvions supposer qu’à partir d’un âge déterminé l’influence élémentaire de l’attirance des sexes opposés pousse la petite femme vers l’homme et que la même loi permettrait au petit garçon de demeurer auprès de sa mère. »[22]

Hélas les petites filles qui résistent et tirent la langue engagent « un violent combat de libération » . Elles ne veulent pas céder sur leur « Wunsch »

« Was will das Weib ? »( ou  « eine Weib » rectifie Lacan).

Trois voies s’ouvrent au destin pulsionnel des petites filles, inégalement permises et interdites selon les cas, les conjonctures, l’histoire.[23]

Et si les lectures de Freud  (par exemple celle de Luce Irigaray dans « Speculum ») se sont arrêtée au simplisme du verdict : « l’anatomie, c’est le destin », c’est pour n’avoir pas prêté une attention suffisante à la dimension « économique » des analyses freudiennes. La rupture avec Carl-Gustav Jung coîncide avec la priorité que Freud va désormais accorder à l’économie pulsionnelle. « En l’absence complète d’un théorie des pulsion », il tente dans « Pour introduire le narcissisme » de détacher des images, de la mascarade du « genre », la position libidinale, en rapport étroit avec le devenir sexué. Joan Rivière apportera plus tard une contribution précieuse au débat.[24]

Mais « Pour introduire le narcissisme » est déjà envahi par le vocabulaire économique : placements de la libido, investissement, dédommagement…, en attendant la théorie des pulsions et de leurs destins dans « Métapsychologie », où les « intérêts » du moi usent des opérations  dynamiques du « refoulement », négociant les « bénéfices » de la névrose : économie de la différence sexuelle dont l’histoire déplace les barrages politiques.

En 1920, Colette Yver, auteure de romans militants contre l’émancipation des femmes prend acte dans un essai théorique (« Dans les jardins du féminisme ») : « Opposer une résistance à une évolution des mœurs telle que cet afflux des femmes vers les carrières libérales ou les emplois publics, mouvement aussi puissant qu’une force de la nature, est presqu’impossible… Il faudrait remonter à ses sources. Elles sont complexes et fatales. »[25] Car il est loin le temps où Rousseau pouvait affirmer tranquillement : « Les petites filles doivent être gênées de bonne heure . »

Autrefois, regrette Colette Yver «  il était plus facile, moins compliqué, de détruire la volonté des filles que de leur apprendre à la tourner contre elles-mêmes ». Aujourd’hui, étant venu le temps des « Cervelines », comme elle les nomme, « les femmes vivent près des hommes dans la plus complète confusion des fonctions » (et la promiscuité des bureaux).

Le « mouvement aussi puissant qu’une force de la nature », qui ouvre les vannes de l’indépendance des femmes, ne s’est pas arrêté. Il pourrait donc sembler anachronique de se référer à ces propos jaunis, modernes plus que post-modernes.

Pourtant, si l’indépendance économique et juridique a progressé, elle n’est ni accomplie, ni acquise. Quant à l’indépendance politique, elle reste manifestement dépendante de l’érotique, ultime bastion défendu par les armes fantasmatiques dont disposent les discours, le cinéma, la télévision, la publicité.

Pour défendre la liberté d’expression –pornographique par exemple- contre la redoutable et impuissante censure des « féministes » moralistes (« mal baisées » comme on disait aux temps héroïques) , certaines s’enrôlent dans les bataillons qui revendiquent le « droit de se prostituer », comme si la guerre des sexes n’avait jamais eu lieu, ou qu’il n’y ait plus, dans la réalité et ses principes, ni hommes, ni femmes.

La logique libérale de « c’est mon droit » conclut aussi à celui de porter le voile, sur les injonctions à la régression au chef de l’identité communautaire ;

Le « choc des civilisations » ou les fractures « post-coloniales » confluent en tous cas sur une cible commune : les femmes, accommodées à la sauce libertaire/ libérale, ou à la mode intégriste : entre le sring et le tchador, il n’y a pas de différence et le résultat est le même.

 

Je tiens à revenir pour conclure sur la nécessité de penser et danser sur trois fils, pour éviter les pièges du dualisme : Pénates/ Etat, Privé/Public ou Sex/Gender, nature/ construction sociale.

Ce que repère Jean Laplanche dans le texté cité initialement, ce sont les dangers d’un binarisme qui fait disparaître la position effective des femmes : celle dont Virginia Woolf voulait faire « Société » des « Marginales », dans « Trois guinées ».»

Partition à trois portées que Lacan figure dans le nœud borroméen de l’imaginaire, du symbolique et du réel, à quoi il adjoint  in fine, selui, inéluctable du sythôme :[26]tressage à chaque fois singulier du nœud, qui  jusque dans «  la voie royale », normale, de la maternité, garde le stigmate du désir (phallique).

De l’orgueil de la mère qui a fait un garçon aux prétentions exhorbitantes de celles préfèrent leur « carrière », « Women take issues », à condition de tenir tous les fils : ainsi l’exige un métérialisme conséquent.

 

[1]              « Le Genre, le sexué, le sexual » in « Sur la théorie de la séduction » In Press 2003. Jean Laplanche, Psychanalyste et philosophe, à qui Térésa de Lauretis se réfère elle aussi beaucoup, a fait l’effort de lire presque toute la production théorique féministe des sociologues et des anthropologues.

[2]              J. Laplanche  Ibid.

[3]              Carol Gilligan « In a Different  Voices » Harvard University Press 1982. Voir « Le souci des autres » Patricia Paperman et Sandra Laugier  Editions de l’EHESS 2006. Nancy Chodorow  « The reproduction of Mothering » University of california Press 1978. Maria-Rosa dalla Costa et Selma James « Pouvoir des femmes et subvesion sociale » librairie adversaire Genève 1973

[4]              « Le Genre : catégorie utile d’analyse historique » American Historical Review 1986 Trad. Française  Cahiers du GRIF 1988

[5]              Voir la contribution remarquable d’Ana Camacho Constanzo et Belen Lorente Molina : « Intervencion social y politicas de Genero » Colloque de Sévilla 2005 Fundacion El Monte

[6]                J. Butler « Antigone’s Claim » Columbia University Press  2000 (Trad. Française EPEL 2003

[7]              J’en avais donné une permière formulation à Séville, en 2005 au Cooloque d’Anthropologie. Voir « Anthropologia Feministay/o del Genero » sous la direction de Rosa Andrieu et Carmen Mozo Gonzalez (Ed. Al Monte 2005).  Ma contribution : « Performances du Gender » a été publiée en Français dans la Revue « Prochoix »  N°34 2005

[8]              Voir Bernard Sergent : « L’homosexualité initiatique dans l’Europe ancienne » Payot 1986 Et  K.J. Dover : « Homosexualité grecque »  G. Duckworth London 1978

Trad. Française  La pensée sauvage  Grenoble 1982. Pour les observations anthropologiques voir Pierre Clastre : « L’arc et le panier » in « La société contre l’Etat » Minuit  1986  L’homme « pané », frappé par la malédiction consécutive à la perte de sa virilité de chasseur (inverse de ce qui arrive à l’arc touché par une femme)  devient « femme » . Mais son homosexualité est intégrée, tolérée, contrairement aux répressions cruelles  de l’Inquisition dont Carlos Fuentes ressuscite la légende dans « Terra nostra ». Gallimard 1979

[9]              Frazer « Totemism and exogamy »  cité par Freud « Totem et tabou »   Ch. 4 . Voir aussi les remarques de Jung, sur l’inceste, en 1912 : « Si c’était l’inceste biologique, alors père/fille devrait également tomber sous l’interdit… le rôle énorme de la mère dans la mythologie a une importance qui dépasse d’extrêmement loin le problème biologique de l’inceste et qui ne peut être que fantasmatique. » (27/4/ 1912)A quoi Freud ne répond pas, si ce n’est par des considérations sur la non –existence du Droit maternel. ( 14/5/1912)Correspondance Freud /Jung  Tome II Gallimard  1975.

[10]              M. Godelier et J. Hassoun « Meurtre du Père et sacrifice de la sexualité » Arcanes 1995. Les auteurs, respectivement anthropogue et psychanalyste, voulaient détruire « Les structures élémentaires de la parenté » selon Levi-Strauss.

[11]            Sur les trois voies, voir S. Freud :« Sur la sexualité féminine »( 1931)«  Die Weiblichkeit » XXX Conférence  in « Nouvelles Conférences d’Introduction à la Psychanalyse » (1932) . J’avais fait un point pédagogique sur ces questions dans le N° « Femmes, féminisme, féminité : représentations et ruptures » Bulletin de l’ANEF Supplément au N° 32 2000. J’ai creusé le propos dans un texte encore inédit : « Narcissismes », pour le Colloque sur la « Psychopathologie du lien social » (Strasbourg 2006)

 

 

 

[12]            Voir l’explication de texte de « Pour introduire le narcissisme » (Freud  1914) par Serge Leclaire et Jean Hippolyte dans le Séminaire I de J. Lacan « Les Ecrits techniques »  Seuil  1975  p.149-163

[13]            Pour le point sur la question voir : P.H. Castel « La métamorphose impensable » Gallimard 2003

[14]            Gayle Rubin « The Traffic in women : notes on the « political economy of sex » in Rayna Reiter « Toward an Anthropology of Women » Monthly Review Press  New-York and London  1975  Trad. Française : » L’économie politique du sexe :transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre. »  Cahiers du CEDREF 1999. On remarquera que la traduction du titre inclut significativement dans un après-coup tardif ce que Gayle Rubin introduisait alors avec précaution : « Freud et Levi-Strauss … ne voient ni les implications de ce qu’ils disent, ni la critiqie implicite que leur travail peut suggérer lorsqu’il est soumis à un œil féministe. Néanmoins ils fournissent des outils conceptuels qui permettent d’élaborer cette part de la vie sociale qui est le lieu de l’oppression des femmes, des minorités sexuelles et de certains aspects de la personnalité humaine chez les individus. J’appelle cette part de la vie sociale le « système de sexe/ genre », faute d’un terme plus élégant ». Le terme n’était pas seulement peu « élégant », mais insuffisant et inadéquat.  Il a donc produit des rejetons aussi nombreux que simplistes, en dépit de la pertinence du programme.

[15]            Paola Tabet « Les mains, les outils, les armes » Revue « L’Homme » XIX 1979 Réédité dans « La construction sociale de l’inégalité des sexes » Bibliothèque du féminisme L’Harmattan 1998. Beaucoup de traductions et de rééditions en France ont tendance à réduire les problématiques proposées à la « construction sociale », sans souci des propos. La « Bibliothèque du Féminisme » est un exemple du genre : les Actes du Colloque tenu à Lyon en 2003 sous la direction de Patricia Mercader ont été publiés sous le titre : « Sexe, Genre et Psychologie » (2005) alors que quatre textes sur six se réfèrent à la « Psychanalyse » : « mot impie, sordide », comme écrivait Joan Scott de l’Ouvrière du XIXème siècle, à censurer donc.

[16]            Voir Christian Meier  « De la tragédie grecque comme art politique»  Les Belles Lettres 1991

[17]            Jean Bollack  « La mort d’Antigone. La tragédie de Créon »  PUF  Les cahiers du Ciph.  Ch. 2 « L’emblème »

 

[18]              Hésiode  « Théogonie » v. 591-593     Sur « la race des femmes », de Pandora à la mélissa, voir Nicole Loraux « Les enfants d’Athéna » Maspéro 1981  ch. 2  Les hommes d’Euripide (Jason dans « Médée », ou Hippolyte, sont intarrissables sur ce fléau.

[19]              Si la « construction sociale » de la différence des sexes désignait la greffe des images genrées sur une constitution pulsionnelle  unique et asymétriquement canalisée et tentait d’en analyser les mécanismes, je serais d’accord avec la formule.Hélas, la « construction sociale » du Genre se passe de cette exigence et en reste aux prescriptions superficielles de l’imaginaire « social » traditionnel de la différence.

[20]            S. Freud XXXIIIème Conférences in « Nouvelles Conférences d’Introduction à la Psychanalyse ». Freud réagit vigoureusement aux hypothèses des analystes-femmes, réunies autour d’E. Jones : une sexualité féminine spécifique, « concentrique », ordonnée aux représentations anatomiques et fantasmatiques de la différence des sexes : vagin et utérus/ pénis en érection phallique.Voir sur ces points la présentation du débat des années 20-30  par Michèle Montrelay dans « L’ombre et le nom » Minuit 1977 « Recherches sur la féminité » et Maria Torok « La signification de l’envie du pénis chez la femme » in « La sexualité féminine » , textes réunis par J. Chasseguet-Smirgel  Payot 1964

Freud avait d’ailleurs réagi avec autant de détermination à la proposition, par Lou Andeas Salomé du texte qui sera plus tard publié sous le titre : « Vom frühen Gottessdienst » : «  Nous de devons pas avoir un comportement de refus, à condition qu’elle se contente de la Subliemierung et qu’elle laisse la suublimation à la chimie. Si c’est un bavardage sur l’idéal, nous devons le repousser de manière aussi polie que décidée ». (Freud à Jung 10 Janvier 1912)  Plus tard, sur « Le narcissisme comme double direction » (1921) qui propose une sublimation féminine ancrée dans une essence biologiquement déterminée, Freud gardera le silence.

[21]            Otto Weininger « Sexe et caractère »  (Mai 1903)  Trad. Française « L’Age d’Homme » 1975  En Octobre 1903, Otto Weininger se suicide à l’âge de 23 ans.Jeune viennois , appartenant comme beaucoup à une famille juive convertie, son livre l’avait mis au centre de la brouille entre Fliess et Freud, à propos du « vol de concept » de la bisexualité. Pire : le dernier chapitre du livre concluait à à la définitive exclusion du « Juif » de la race humaine et virile, poursuivant l’angélisme éthique. Du succès du livre suivirent plusieurs suicides, de jeunes filles, étudiantes et juives.

[22]            Freud  « Die Weiblichkeit » op. Cit De la « supposition » précipitée de la féminité d’une petite fille, peuvent résulter de funestes malentendus : voir le « cas Dora », revisité par Jonathan Lear : « Comment attaquer sa sexualité ; embardée et rupture » in  « Le moi contre sa sexaualité » coordonné par P.H. Castel PUF  2002

[23]            Ultimement Freud reproche à Fliess dans  « Die Endliche und die unendliche Analyse » (1937)  de « fonder l’origine du refoulement sur des bases biologiques » , de le « sexualiser » au prix d’un contresens  sur la « sexualité ».  Voir J. Laplanche et J.B. Pontalis « Vocabulaire de Psychanalyse »  « Article  : « Bisexualité »   PUF 1967

[24]            Joan Rivière « La féminité comme mascarade » 1929  Trad. Française in « La Psychanalyse »  N° 7  PUF 1964 ,  repris dans « Féminité Mascarade » où  M.C. Hamon a réuni les pièces de la controverse des années 20-30.

[25]            Colette Yver «  Dans les jardins du féminisme » 1920 . Elle a écrit de nombreux romans à succès, qui racontent tous la même histoire : celle de femmes dévoyées, avocates ou médecins, sombrant dans la misère et le désespoir, faute de s’être mariées. : « Princesses de Sciences ». La littérature abondait à l’époque sur ce sujet et ses leçons de morale : Marcel Prévost avec la série des « Lettres à Françoise » ; Paul et Victor Marguerite avec le très célèbre roman « La Garçonne », rattrapée au Tome II par l’amour.

[26]            J. Lacan  Séminaire XXIII « Le synthome » (1975-1976)  Seuil  2005