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per amore del mondo Numero 3 - 2004

Lingua Materna

Langue maternelle en langue autre

 Mon propos est ici d’essayer de raconter une histoire à plusieurs histoires, une histoire qui ne se comprend pas, qui commence à peine à se dire, à pouvoir se raconter. Ses protagonistes sont des voyageurs entre deux rives, entre deux langues ou plusieurs, ceux qui sont partis un jour outre-mer, au-delà de la mer, en laissant derrière eux pays, maison, famille, guerres et déchirements. Le sens de ces départs – de Hélène Cixous, de Assia Djebar, de Jacques Derrida et bien d’autres – n’est pas univoque ni à sens unique : ces départs sont à la fois coupure et ouverture, dépaysements qui font œuvre d’écriture.

Ils débutent un labeur incessant de recomposition, souvent inachevé : travail d’anamnèse, relève d’amnésies et aphasies, écoute de silences et murmures enfouis. Si je cherche à imaginer cet entre-deux géographiquement, je vois naturellement se dessiner l’entre-deux-rives, la mer du milieu, qui sépare et unit “un espace symboliquement infini , un gouffre pour tous les élèves de l’école française en Algérie, un abîme. “[1] Pour rejoindre l’autre rive, celle du “pays rêvé” ou fantasmé, il s’agit de traverser la mer, celle-ci ou l’autre, d’aller à l’autre-mère.

Au cœur des séparations et des exils, c’est ce qui arrive à la “langue maternelle” qui est dans ce passage outre-mer, traversée, portée, emportée, délaissée, transformée ou gardée au secret. La langue devient l’enjeu de ce corps à corps, côte à côte, parfois traversée, parfois seulement abordée :

 

Tu perçois du coup l’origine de mes souffrances, puisque cette langue les traverse de part en part, et le lieu de mes passions, de mes désirs, de mes prières, la vocation de mes espérances. Mais j’ai tort, j’ai tort à parler de traversée et de lieu. Car c’est au bord du français, uniquement, ni en lui ni hors de lui, sur la ligne introuvable de sa côte….[2]

 

Je me demande ce qui se passe entre ces deux mots – langue et maternelle – si on les laisse résonner : entre langue et mère, entre mer et mère, mère et mère. Car cette association est à interroger : ce lien d’attribution suggérant une évidence, un engendrement, une dérivation, ou une spécificité, reste à lire, à écrire. Finalement les mères ne se ressemblent pas, parfois ce sont elles les étrangères au cœur du pays, celles qui le dépaysent de l’intérieur.

Tout l’immense monologue-dialogue de Derrida dans Le monolinguisme de l’autre, s’explique sur cela : comment à aucun moment, il ne peut souscrire à l’expression “ma langue maternelle”, la dépossession étant initiale, antique, précédant à jamais toute possession.

Mais si toute possession est impossible, inappropriée, peut-il y avoir don de la langue, est-ce que la langue est donnée, est-elle don maternel ? Peut-on nommer ainsi qui donne ? donatrice ? donateur ? Ou bien s’agit-il de donner “sans le savoir”, mélange savant, langue-lait ou languelegs ?[3] La langue maternelle serait-ce un don sevré de la donnante ?

Cette dépossession originaire de la langue maternelle est soulignée aussi par Luisa Muraro dans son ouvrage L’ordre symbolique de la mère [4]: en essayant un parcours d’anamnèse de son histoire de femme philosophe, elle remarque le moment de détachement, presque un reniement, de la mère et de la langue maternelle. Le langage philosophique s’est présenté à elle comme ce rivage étranger qui lui promettait l’indépendance symbolique tant désirée. Mais derrière ce langage disparaissait la langue de la mère. Ce langage s’est révélé finalement comme un exil symbolique dont les femmes surtout font l’expérience.

En revenant par la pensée sur les pas de son histoire, Luisa Muraro interprète ce détournement de la mère comme un “accident culturel” qui consiste à considérer comme nécessaire et inévitable la séparation et l’agressivité entre mère et fille, pour accéder au savoir, au symbolique. Allant à l’encontre de ce destin elle pose comme préalable à tout cheminement ultérieur l’aveu de l’amour à l’égard de la mère. Il ne s’agit pas dans ce cas de réintégrer une possession perdue (nous possédions langue et mère et nous les avons perdues) mais d’un acte de langage qui rétablit la vérité dans la relation entre “je” et mère, pour remettre en circulation un savoir non refoulant de la relation à la langue maternelle. Luisa Muraro ne recule pas devant cette reconnaissance envers la mère, de soi dans la mère et par la mère, qui permet de changer les modalités du savoir, car il s’agit maintenant d’avancer par ce que “savoir aimer la mère” inaugure, impulse, donne.

L’anamnèse philosophique de Luisa Muraro est celle de la fille-femme-philosophe déployant sa pensée auprès de la mère, secondairement, en revenant sur son itinéraire initial lequel commençait par débouter la mère, en s’éloignant de “l’auteure de ma vie”.[5]

 

Cette méconnaissance peut être envisagée également comme une dés-identification, comme un retrait d’identification à la mère, pour pouvoir se reconnaître dans le langage autre, à l’occurrence celui de la philosophie. Ce décrochage pourtant n’est ni nécessaire ni inévitable, remarque Muraro, c’est un effet de la culture patriarcale à l’origine du désordre symbolique et de la forclusion du maternel. [6]

Derrida, pour sa part, constate l’impossibilité d’une telle anamnèse : comment quelqu’un qui ne possède à aucun moment une langue maternelle propre, pourrait-il passer l’examen d’identité, produire une autobiographie cohérente ?

Ce trouble d’identité qui depuis toujours l’affecte, ne vient d’aucun détournement de la mère mais plutôt de l’impossibilité d’instituer une origine, rien qui puisse commander le retour sur soi, à soi, clôturant le cercle d’appropriation et expropriation sur une langue maternelle originaire. D’ailleurs, dans son cas, ni lui ni sa mère ne possèdent cette langue, contrairement à ce que Abdelkader Khatibi écrit dans Amour bilingue :

 

Mais à la différence de la tradition dans laquelle naquit Khatibi, ma mère elle-même ne parlait pas plus que moi, je le suggérais plus haut, une langue qu’on pût dire “pleinement”, maternelle[7]

 

Khatibi tout en étant partagé entre la langue côté mère, et la langue étrangère dans laquelle il écrit, peut passer de l’une à l’autre, et même il peut parler de sa langue maternelle avec l’autre langue, sa langue étrangère. Autrement dit, cette division n’empêche ni l’appartenance ni la parole sur cette appartenance. Il peut même dire et écrire que “ma langue maternelle m’a perdu”[8] car il garde finalement et l’une et l’autre, sans interrompre le rapport à sa langue d’origine.

Dans la “fable” que Derrida se/nous raconte cette double garde permettant le bilinguisme est totalement impensable car il n’y a même pas de perte possible. S’il y a “nostalgérie” ce n’est pas d’une possession qui aurait été perdue, d’une langue à jamais perdue, mais d’un non attachement, d’une non appartenance, de ce qui n’a jamais eu lieu. Car la seule qui pourrait inscrire le lien, ce lien (et il en va de même pour Muraro) est la mère, mais elle en est elle-même dépourvue.

Or, puisque il n’y a pas eu la condition ni d’une coupure ni d’une privation, il n’y a pas non plus de réclamation, de revanche, de jalousie ou de rivalité avec la mère toute puissante, possédante possédée.

Le génitif du titre de l’ouvrage de Derrida serait en fait un génitif à double entente : possessif et dé-possessif. Celui qui parle – le sujet qui pourrait s’appeler franco-maghrébin – est interdit de langues étrangères comme familières, l’arabe, le berbère, mais aussi le français : aucune de ces langues n’est à proprement dire la sienne, aucune ne peut s’appeler “maternelle”. Cependant le français est cette langue de l’autre (pas mienne, pas sienne) qui porte la marque de l’ailleurs, sans origine, venant signifier la “colonialité essentielle de toute culture”, dont la langue coloniale n’est que la forme la plus violente. Mais cette aliénation est constitutive, n’appelle ni ne renvoie aucune propriété antécédente (droit naturel, droit du sol). Y compris celle qui vient s’inscrire dans l’attribut de “langue maternelle”. D’où cette question qui s’impose : “Dans quelle langue écrire des mémoires dès lors qu’il n’y a pas de langue maternelle autorisée ?”[9] D’ailleurs ajouterais-je, d’où viendrait l’autorisation, l’autorité, qui en serait l’auteur ?

Luisa Muraro répondrait que cette autorité revient à la mère, c’est elle qui, en tant que “auteure de la vie” et matrice, autorise en ouvrant le passage entre le don de vie et le don de la langue. C’est dans la relation à la mère et dans la réinscription de cette relation en tant qu’échange (apprentissage, enseignement) que se constitue cette autorité dont le synonyme, faut-il le souligner, est la disparité dans la relation :

 

A mon sens, c’est cet échange inégal (dispari) que confère à une langue ou à chaque être parlant l’autorité, à savoir la capacité de faire d’un usage particulier, en soi apparemment arbitraire, un trait linguistique normatif. [10]

 

Cela ne revient pas à dire que la mère détient la langue dans sa totalité, qu’elle en fait la loi mais qu’elle apprend à l’enfant à parler, et que cet échange inégal, permet d’accéder à la normativité, à la construction de la langue. Ces énoncés peuvent nous frapper par leur (apparente) simplicité : celle-ci est intentionnelle : “Ma thèse est très simple : j’affirme que nous apprenons à parler de la mère. […] Plus précisément j’affirme que l’être (ou avoir) corps et l’être (ou avoir) parole se forment ensemble et que l’œuvre de la mère consiste spécifiquement en cet ensemble. “[11]

Or les traits de cette autorialité (c’est exprès que je différencie autorité de autorialité) me paraissent tout à fait dissemblables de ce que Derrida attribue à la langue coloniale, la langue de l’autre : “Le monolinguisme de l’autre, ce serait d’abord cette souveraineté, cette loi venue d’ailleurs, sans doute, mais aussi et d’abord la langue même de la loi. Et la Loi comme Langue. “[12]

 

Mais, la mère ne fait-elle que transmettre la langue de l’autre, elle même aliénée dans cette langue ? étrangère à cette langue ? Il existe en effet un autre cas, où la langue de la mère est “étrangère” : d’un côté il y a une langue orale, et de l’autre une langue parlée et écrite, langue de l’autre, de l’hôte, de l’hospes, l’ami ennemi d’où vient la langue de la culture. Cette condition extrêmement poignante correspond à celle d’Assia Djebar, écrivaine algérienne de langue française. Le français est identifié avec cette langue adverse, qui est pourtant la seule langue dans laquelle elle puisse écrire.

Cependant cette décision ne va pas sans hésitations, retours, rétorsions, résistances diverses, car cela a un prix : un prix très élevé, le prix précisément de la langue de la mère et du corps des femmes. Toutefois le sens du gain et de la perte s’inverse sans cesse.

La langue de la mère est celle qui se soustrait à l’écrit, à la métaphore comme à la métonymie, elle est en quelque sorte inter-dite, parole sensuelle, mais inappropriable. Comment dans ce cas, parler de la langue comme don de la mère ? Celui-ci est peut-être le véritable don, celui qui ne revient pas, qui circule. Derrière les affirmations de l’écrivaine de langue française on entend les ruptures, les séparations, les détours. Mais il y a aussi cette inscription au fil du temps et des œuvres d’une quête d’identité que l’écriture achève, prolonge, étend. Au fur et à mesure ce français langue de l’autre, est devenu la langue de son œuvre, sa langue d’écriture, “moyen de transformation”, pour celle qui “pratique l’écriture comme aventure[13]

Toutefois cette aventure ne la dégage pas immédiatement de la négociation avec une scène parentale où la langue se partage entre l’écrit du père et la parole de la mère, la femme arabo-berbère, car il se trouve que sa mère apprend le français, qui n’est évidemment pas sa langue. Comment décrire cette situation de double apprentissage de la mère et de la fille presque en même temps ? [14]

Comme Assia Djebar le raconte dès la première ligne dans L’amour, la fantasia, c’est le père qui conduit la “fillette arabe” à l’école de langue française c’est lui “l’intercesseur”[15] qui la fait passer de la rive maternelle à celle du français, langue autre, langue étrangère. Le père en tant qu’instituteur dans l’école française, institue la mère et la fille dans la langue française, ayant d’abord accompli le passage d’une langue à l’autre langue. Il fait encore plus, il inaugure la langue en tant qu’écriture, il écrit sur une carte : son nom, celui de sa femme (la mère) leurs noms conjoints : geste public, destiné au dehors, ouvrant aux femmes le passage entre intérieur et extérieur. Le français se présente alors comme la langue qui assure la sortie, hors de la tradition où les femmes sont généralement enfermées.

“Mon père écrit à ma mère.” Voici le titre d’un des chapitres à mon sens les plus importants de L’amour, la fantasia, cette anamnèse de l’histoire personnelle et de l’histoire algérienne. Dans ce passage d’une langue à l’autre, la mère tient un rôle actif : elle transforme une pratique à la fois sociale et langagière, elle va à l’encontre de la coutume qui prescrit l’omission du prénom du conjoint dans la conversation avec les autres femmes, le pronom “lui” étant suffisant à le désigner. Prononcer ces mots dans la langue de l’autre signifie bénéficier d’un statut exceptionnel, et une fois retraduit dans la langue familiale, c’est une forme d’émancipation.

Cette langue est à tous les égards valorisante, le plus de l’acquisition n’a rien d’une aliénation. Nous pouvons parfaitement entendre le gain symbolique que cette inscription des noms signifie : comme si l’écriture même de ce texte, de celle qui écrit maintenant, trouvait dans ce récit son fondement, son initiation. La fille prend le relais de la carte envoyée du père à la mère. Mais est-ce qu’en elle, par elle l’écriture écrit du père à la mère ou vice-versa ? Relais du nom prononcé au nom inscrit, à contre-omission.

Dans cette aventure de la carte postale par où est passée la langue femmilière ? la langue entre-femmes sans père ? Le partage qui se dessine entre une langue d’intérieurs, – langue surtout de femmes entre elles, des aïeules, – et la langue du dehors, – langue publique, langue scolaire –  ne va pas de soi.

Une division entre soi et soi, entre corps intérieur et corps extérieur s’impose, la traversant de part en part. Comme si la langue omise, la langue mise de côté assignée pour toujours à la mère, à la femme, rappelait de l’intérieur en deçà de l’écriture. Car cette langue, l’arabo-berbère du village maternel, reste langue parlée, ne passe pas à l’écrit français.

Le problème n’est pas technique, il ne s’agit pas de traduire l’oral dans l’écrit, mais plutôt de traduire la mère dans le père, de reverser la langue maternelle en langue autre. Pour cela il faut une autre langue, une langue menacée ni d’appropriation ni de dépossession : car il s’agit au fond de ne pas déposséder la mère, la femme en elle, de ce qui n’est pas à elle seule mais qui vient d’elles. C’est pourquoi pendant dix ans Assia Djebar se (re)tient au bord de l’écriture (en français) pour aller entendre les récits et les voix de femmes de “chez elle” du pays de sa mère, et les porter non pas à l’écran, comme on dit, mais à la lumière. Dans un lieu entre deux langues (image et son) le cinéma, elle espère déjouer les pièges de la traduction des corps et des voix, en les faisant entendre au plus près de leur jaillissement, de leur source. Seulement ainsi peut se nouer une “alliance” entre ses langues par un travail d’écoute et de mémoire, d’anamnèse à travers l’écoute des paroles des femmes, et leur enregistrement.

 

Mots français, mots arabes ou berbères, qu’importe, mais ceux dont vous êtes pleine […] Comme si, en filmant les “extérieurs” connus, reconnus, […] c’était autant ma mémoire première que mes contacts de peau et de mots que j’allais retrouver. / Filmer ainsi les lieux – en conservant en moi la litanie des mots murmurés de la langue maternelle –, […] Oui, la présence visible des mots de la langue parlée, pour les lancer ensuite sur l’écran.[16]

 

Grâce à la juxtaposition de la voix off (en français) et du son dans le film[17] (voix qui murmure dans l’arabe dialectal) elle réalise cette recomposition de langues, de sorte que l’entre-langues devient ici sensible et audible, fait partie de la même œuvre. La langue maternelle ne recule pas dans le silence et le murmure suggérés dans la trame du récit, elle est restituée à travers les voix, tout près de leurs sources, les corps des femmes.

Ce travail de repérage, écoute, enregistrement et restitution prépare en fait à L’amour, la fantasia : dans son architecture narrative complexe et raffinée, nous retrouvons cet ouvrage d’intersection, juxtaposition, texture d’échos et de renvois, dans lequel alternent l’histoire algérienne passée et récente (guerre d’occupation, guerre d’indépendance) les pages autobiographiques et les récits à la première personne des “voix” des femmes, protagonistes du passé proche. Plus que toute autre cette configuration est une sorte de carte personnelle et collective de ces passages de l’intérieur, habité par les femmes, le corps, le moi féminin d’émigrante, à l’extérieur, la narration historique (la documentation française, des historiens conquérants). L’opération est multiple, les degrés de translation et traduction sont nombreux. Peut-on parler de réappropriation d’une histoire ? En reprenant les récits d’un Fromentin, d’un Matterer, d’un Barchou, la narratrice, nouvelle historienne, donne un autre éclairage, met en lumière ce qui était laissé dans la pénombre, modifie le point de vue et le regard. Dans sa main “Le mot est torche”[18] Elle écrit entre les mots de l’histoire officielle, un autre roman, celui qui se murmure par les voix off, les voix dedans. Et dans les intervalles de la langue de l’autre, afflue le courrier amoureux de la langue maternelle :

 

En fait, je recherche, comme un lait dont on m’aurait autrefois écartée, la pléthore amoureuse de la langue de ma mère. Contre la ségrégation de mon héritage, le mot plein-de-l’amour-au-présent me devient une parade hirondelle.[19]

 

Serait-ce ainsi que la langue maternelle se déverse en renversant sur l’écrit sa surabondance, capable de réduire et colmater l’écart ? En effet en jouant du son et de l’écoute dans la texture de l’écrit, Assia Djebar réussit à parer l’interdit, à faire affluer le cri d’amour au cœur de l’écrit étranger, à mêler les voix familières et étrangères, qui confluent dans son ouvrage.

 

Faisons maintenant un autre pas de côté, dans l’histoire voisine, qui se passe dans une ville proche, et presque en même temps. Chez les Cixous, à Oran d’abord, puis à Alger. La maison nous la connaissons déjà, c’est celle qui s’écrivait à grandes lettres, dans l’incipit de Dedans [20] : nous y trouvons les éléments essentiels pour repérer le lieu où se passe l’événement, la mort du père. Mais il y a très peu de noms propres. Cette sorte d’interdit sur la toponymie situant la maison par rapport à une topographie extérieure semble être levé dans Les rêveries de la femme sauvage, ce lieu “chez nous” est un quartier d’Alger, le Clos-Salembier. Cependant le grillage, séparant le dedans et le dehors, chez nous et chez eux, n’a pas disparu : l’espace à franchir entre ma maison et la ville, est aussi ce qui sépare le rêve du réel, le désir de sa réalisation, l’oubli de la mémoire. Lever l’interdit signifierait dire ce qui empêche de prononcer “mon” Algérie, de s’accorder le possessif pour désigner le pays natal. Il y a bien un “chez nous” mais ses frontières sont autour de la maison. Au-delà commence l’Algérie dont la connaissance est cause de division, discussion et même séparation entre le frère, d’un côté, et elle même de l’autre. Le franchissement du portail de la maison jette dans toutes les formes d’affrontement, y compris celles qui portent sur le sens et l’interprétation d’une histoire commune seulement en apparence. C’est qu’il n’y a pas de pays commun, toute appartenance se reconnaît dans le partage d’une histoire, d’une mémoire et de sa signification, au contraire ici dès que le souvenir se lève la séparation et le déracinement commencent. Pourtant ce n’est pas par faute d’avoir essayé de traverser l’écart, par tous les côtés. La seule “connaissance” arrive de l’intérieur, éphémère, et fugitive. Elle n’équivaut jamais à une appropriation ni à une identification.

Nous pouvons apercevoir la difficulté de cette reconnaissance dans ce qui vient s’écrire au commencement du texte, dans quelques lignes sauvées, restes d’un rêve, revers d’Algérie :

 

Tout le temps où je vivais en Algérie je rêvais d’arriver un jour en Algérie, j’aurais fait n’importe quoi pour y arriver […] je voulais que la porte s’ouvre [21]

 

Qu’est-ce qui sépare, imperceptiblement, le pays où elle vivait, du pays auquel elle rêvait d’arriver un jour ? Dans l’espace d’une phrase il y a déjà au moins deux Algéries : celle incommensurable de “tout le temps” celle quotidienne d’ “un jour” mais suspendue à la promesse d’une arrivée indéterminée. Cet incipit est une ouverture entre guillemets, où l’oubli s’entrouvre.

L’interdiction d’apprentissage que Derrida remarque quant aux langues des voisins, arabes ou berbères, émerge dans le texte de Cixous non pas comme interdit, mais comme séparation infranchissable. Cependant l’interdit symbolique se matérialise en des formes multiples de ségrégation, exclusion, expulsion, refus, omission d’invitation : depuis le portail comme passage de frontière, jusqu’à l’infranchissable porte de la maison d’Aïcha et de toutes les familles algériennes, et même de Françoise, la copine française. [22] Les portes ne s’ouvrent pas ni d’un côté ni de l’autre, double exclusion. Face aux entrées fermées l’invention de la sortie devient un art de l’écriture.

Il y a pourtant des exceptions, des occasions pour se rapprocher du “pays rêvé”, c’est à dire le toucher, mieux la toucher à travers la personne d’Aïcha, autre-nom d’Algérie. Elle arrive au milieu de la courette, “un mince instant”, corps étrangement maternel accueillant, que l’on peut serrer. Mais, en dehors de ce temps du jardin, il n’y aura jamais de porte ou de volet ouvert donnant chez elle. Même dévoilée il y a encore un voile à lever, celui de son nom : très tard on saura que son vrai nom était Messaouda et non Aïcha.

Aïcha est “le filet d’eau pour mon désert” qui émerge de l’évocation rituelle avec le frère, trace fluide de sa connaissance de l’Algérie, ce qu’elle peut apporter de son côté à l’évocation commune du “tuterappelles”[23] Le voile enlevé, la voile descendue, à la porte de la cuisine, c’est elle “qui est-la-femme et il n’y a pas d’autre femme qu’Aïcha”. Tandis que la mère est celle qui fait venir les enfants des autres au monde (y compris ceux d’Aïcha) mais qui est plutôt : ” une jeune fille sur un jeune garçon”[24].

Ainsi la traversée vers le pays Algérie s’avérant périlleuse sinon impossible, c’est la personne d’Aïcha qui incarne “la seule Algérie que j’aie jamais pu toucher”, c’est elle qui vient “chez-nous”. Grâce à cette incarnation, plus qu’une transposition, – métaphore incarnée – le pays-corps se laisse toucher, sentir, embrasser en réalité et pas seulement en rêve.

Aïcha est dans le rôle de l’arrivante, le glissement de voile à voile, du masculin au féminin, la transforme en barque, elle arrive par la mer et nous envoie vers les innombrables traductions de ce que “mère” veut dire, à savoir :

 

lente crémeuse une jatte de lait sur le point de bouillir qui ne déborde pas remue de l’intérieur des épaisseurs désirables une gélatine enivrante à contempler pour son légérissime frémissement; M’arrive à moi en glissant sur l’eau brillante dont je déroule le trajectile depuis le portail jusqu’à la cuisine[25]

 

Les autres algéries, trois exactement, font leur apparition plus tard, en plein exil en sol français (il s’agit du Lycée Fromentin), en plein territoire d’inclusion exclusion, ou fausse inclusion lorsque la désolation et l’étrangeté sont à leur comble. Il s’agit de trois étudiantes “indigènes” admises à l’école française (la narratrice ayant bénéficié de la politique des quota). La possibilité d’approcher l’Algérie réapparaît. encore une fois : le lien n’a rien d’un enracinement ni d’une identification au pays, c’est de l’attachement par les corps, c’est d’elles que vient “la chair sur l’âme”. “Le pays” ce sont des êtres que l’on peut toucher, serrer, avec lesquelles on peut rire, cependant ce n’est pas un attachement durable, cela ne devient pas une concitoyenneté, aucune identité que l’on puisse définir ni cerner. Car la séparation, l’écart, aussi mince soit-il, persiste. “J’étais avec elles et elles n’étaient pas avec moi”[26] L’impossibilité d’alliance ne vient pas d’elles mais de ce qui les précède de toutes parts “tous mes fantômes et tous les mots de barbarie”. Cela produit une configuration de l’identité perturbée et impossible à souder, à connecter, telle que : “j’étais avec elles sans elles moi qui à moins d’elles ne pouvais être moi”.[27]

En aucun cas ces approches du pays incarné ne se transforment en une forme d’appartenance ou d’appropriation, car leur présent attachant, fuit déjà vers le futur, vers ce qui va arriver. C’est de là que vont surgir les événements de cette histoire qui n’est jamais la sienne, c’est leur histoire, et celle qui écrit ne peut que la vivre en anticipation et désir, au bord, en avance. Lueur, leur, d’ailleurs voici les lettres et les mots qui inscrivent la désappartenance, l’éloignement et l’étrangeté dans la proximité, l’envoi déplacé vers le livre à venir, celui qui vient d’elles, leur livre, le livre d’ailleurs. L’autre s’écrira d’ailleurs, toujours en prochain, du côté de la partante :” elles ont été instantanément tout l’autre pour moi, tout l’être prochain “[28]

Le don paradoxal de cet attachement qui n’attache pas, qui donne sur “L’Algérie, ce livre, le leur”, est l’écriture avant le livre, le livre comme toujours Venant [29] celui qui s’écrit comme vision, lueur, devant “moi” mais sans moi “Voilà le livre que je n’écrirai jamais”.

 

Ceci n’est pas la réinscription de l’interdit, c’est au contraire le revers, sa promesse du livre dans l’autre langue, après avoir fait faux bond aux attaches illusoires. Cette langue est sauvée car sans racines, délivrée car sans attaches. Derrida aussi en rêve, elle n’est pas déjà écrite, mais à écrire, à espérer, toujours en déjouant les manœuvres d’appropriation. “Comment est-il possible que reçue ou apprise, cette langue soit ressentie, explorée, travaillée, à réinventer sans itinéraire et sans carte, comme la langue de l’autre ?”[30] Cette langue ne pourrait se rappeler à la mère qu’en passant à la limite, par d’amples circonférences, non pas langue de restitution à l’identique, mais augmentation infinie des restes, ailleurs, atypiquement et atopiquement.

A la fin de Rêveries de la femme sauvage, l’espace espéré entre elles et moi, porte néanmoins encore les traits de l’inséparation, s’y tenir signifie rester au bord d’une limite infranchissable. Ce serait renouveler une demande d’admission sans appel. Autant se dégager de l’impasse et donner lieu au livre à venir, qui ne sera pas pris à partie, entre-deux-côtés.

Cela entraîne bien sûr le renoncement à toute identification, comme à tout recours à une mémoire gardée quelque part, à demeure. Il ne s’agit pas non plus de se débattre entre deux langues ou au bord d’une langue interdite, mais de faire venir une “langue d’arrivée” :[31] à laquelle les rêves auraient donné le départ.

 

Nadia Setti, Etudes Féminines, Université de Paris 8

 

 

[1]              Jacques Derrida Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 14.

[2]              Ibidem. p. 75.

[3]              cf. La “languelait” est présentée comme la seule alternative à la langue objet, celle qui ne se laisse pas séduire par la grammaire dans Hélène Cixous, La venue à l’écriture, (Entre l’écriture, Des Femmes, 1986, p. 32), voir également le magnifique travail sur legslettres derridiennes dans Portrait de Jacques Derrida en Jeune Saint Juif, Paris, Galilée, 2001, p. 39.

[4]              Luisa Muraro, L’ordre symbolique de la mère, Paris, L’Harmattan, publication imminente, trad. de Francesca Solari, de L’ordine simbolico della madre, Editori Riuniti, 1991.

[5]              en italien :”l’autrice della mia vita”.

[6]              Le terme de “forclusion” appartient davantage au vocabulaire lacanien et il a été repris dernièrement par Antoinette Fouque, dans les textes de Il y a deux sexes, Gallimard, 1995

[7]              Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre, op. cit., p. 65.

[8]              Cf. le passage cité par Derrida ibidem, p. 64 ; quelques remarques supplémentaire au sujet du sens de cette expression “m’a perdu” : Khatibi ajoute aussitôt une interrogation “Perdu ? Mais quoi, ne parlais-je pas, n’écrivais-je pas dans ma langue maternelle avec une grande jouissance ? ” la perte a trait à cette jouissance, il est perdu en cette langue sienne, car éperdue d’elle, dans ce cas la perte n’exclut pas la possession.

[9]              Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre, op. cit., p. 57.

[10]            Luisa Muraro, L’ordine simbolico della madre, ma trad. p. 50.

[11]            Ibidem. p. 126, note p.46.

[12]            Jacques Derrida, op. cit. p. 69.

[13]            Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent, Albin Michel, 1999, p. 42. .

[14]            Assia Djebar, L’amour, la fantasia, (1985) Albin Michel, 1995, p. 46.

[15]            C’est ainsi qu’Assia Djebar le désigne dans Ces voix qui m’assiègent, dans le chapitre “Ecrire dans la langue de l’autre”, Paris, Albin Michel, 1999, p. 46.

[16]            Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent, op. cit. pp. 100 et 101.

[17]            Il s’agit de La Nouba des femmes du mont Chenoua, 1978

[18]            Assia Djebar, L’amour, la fantasia, op. cit. p. 75.

[19]            Ibidem. p. 76.

[20]            “MA MAISON EST ENCERCLÉE. ELLE EST ENTOURÉE PAR LE GRILLAGE”, Dedans, Paris, Des femmes, 1969, réed. 1986, p. 14.

[21]            Hélène Cixous, Les rêveries de la femme sauvage, Scènes primitives, Paris, Galilée, 2000, p.9.

[22]            “nous avons vécu sous leurs signes : la chaîne et le cadenas, le Chien et le Vélo, l’enfermement et l’évasion”, ibid. p. 72;

[23]            Ibidem. p. 85.

[24]            Ibidem., p. 90.

[25]            Ibidem, p. 91.

[26]            Ibidem, p. 151.

[27]            Ibidem, p. 151.

[28]            Ibidem, p. 152.

[29]            C’est ainsi qu’il est nommé au premier chapitre, pp. 9 et 10.

[30]            Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre, op. cit., pp. 110-111.

[31]            Cf. ibidem, pp. 117-118 : “Il n’y a pour lui que des langues d’arrivée, si tu veux, mais des langues qui, singulière aventure, n’arrivent pas à s’arriver, dès lors qu’elles ne savent plus d’où elles partent, à partir de quoi elles parlent, et quel est le sens de leur trajet. Des langues sans itinéraire, et surtout sans autoroute de je ne sais quelle information.”