diotimacomunità filosofica femminile

per amore del mondo Numero 1 - 2003

Pensiero della differenza

A propos de L’ordre symbolique de la mère, de Luisa Muraro             

 Alain Naze vive a Parigi, insegna filosofia in un liceo, sta preparando un dottorato in filosofia su “tempo e racconto in Walter Benjamin e Pierpaolo Pasolini”: l’accostamento fra i due mira a far emergere un femminismo intrinseco all’opera di Pasolini.

 

 

Le thème que je vais aborder, relativement au livre de Luisa Muraro, L’ordre symbolique de la mère, touche à la manière de philosopher qui s’y déploie, tant il m’a semblé que le contenu même de cet ouvrage était indéfectiblement lié aux modalités de son exposition. En effet, là où la première lecture me laissait un peu dérouté, sa reprise m’a permis de discerner quelque chose du régime de vérité y étant à l’œuvre : ni vérité subjective, ni vérité objective, mais une forme de vérité qui, s’apparentant à la vérité subjective, ne s’effectue pourtant que par le biais de la médiation. C’est à mettre au jour ce mode de philosopher que s’éclaire le statut des thèses qui y sont défendues, car elles le sont à travers une écriture ne voulant pas trahir l’expérience de la relation originaire à la mère.

 

 

Il y aurait donc, dans ce livre, une tentative en vue de dépasser l’alternative entre vérité objective (demandant qu’on privilégie le quoi : ce que l’on veut dire) et vérité subjective (demandant qu’on privilégie le comment : la manière dont on le dit), telle que Kierkegaard, par exemple, pouvait la penser. Pour lui, la vérité objective ne relève que de la communication d’un savoir, s’apparentant au simple transvasement d’un objet d’une conscience à une autre ; quant à la vérité subjective, relevant de l’essentiel (de l’éthique, de l’éthico-religieux et du religieux, selon lui), elle concerne directement l’existence, et à ce titre, est intimement liée à la subjectivité ; elle ne peut absolument pas être objectivée. Pour Kierkegaard en effet, ces choses essentielles n’ayant pas d’existence indépendamment de celui qui en fait l’expérience, leur communication réclame que celui qui les reçoit les comprenne intimement, pour pouvoir les endosser à son tour. Ce type de vérité, subjective, demanderait donc, pour être communiquée, que s’établisse un rapport de sujet à sujet.

Or, Luisa Muraro n’opte pas pour l’une ou l’autre de ces formes de vérité, en ce qu’elle rompt avec l’idée d’un sujet solipsiste détenteur d’une vérité : il s’agit de penser une vérité s’établissant dans le rapport à l’autre, mais selon des voies demeurant logiques, à la différence du sens privé de la vérité subjective (pouvant ultimement résider dans un « saut », propre à la foi chez Kierkegaard). A la différence de saint Paul déclenchant rires et moqueries des Grecs incrédules, Luisa Muraro ne renonce pas à la possibilité d’en passer par la médiation pour dire cette vérité. Mais elle ne se pose plus vraiment la question, à présent, d’une adaptation de sa façon de dire, en fonction de l’auditoire : on ne renonce pas à la médiation, mais on ne consacre plus vraiment d’efforts à adapter ce discours, en ce que ce problème se trouverait d’emblée résolu, à travers une fidélité à l’expérience vécue. Ainsi, la question de la possibilité et des moyens de la médiation se trouve résolue par le simple dire de cette expérience originaire – par la possibilité même de ce dire.

C’est que si la vérité subjective est tout entière dans l’événement la révélant (la résurrection du Christ, pour saint Paul ; la rencontre amoureuse, pour l’amoureux, etc.), la vérité dont Luisa Muraro est porteuse s’origine à la fois dans un événement (la relation originaire avec la mère) et dans un savoir (la reprise, par la pensée, de cette expérience originaire), et porte le nom de « savoir-aimer la mère ». Cette vérité dépasse l’opposition sujet/objet, en ce qu’elle s’adosse au fait que la réalité n’est véritablement qu’à travers les mots qui la disent. Ne pas renoncer à dire la relation originaire à la mère, c’est donc moins prendre le risque de l’incompréhension, que courir la chance de donner consistance, réalité à ce qui se perdrait sans la parole. Du moins si l’on prend la peine de la dire dans les termes mêmes de la langue maternelle – c’est-à-dire de la seule façon possible pour qu’en ce « savoir-aimer la mère » puisé dans la relation originaire avec la matrice de la vie, émerge un ordre symbolique (de la mère), seul susceptible de conférer une consistance ontologique à cette origine.

 

Cette recherche d’une langue dans laquelle dire une expérience féminine, c’est à la fois celle de Luisa Muraro, voulant rompre avec la forme d’insincérité à laquelle elle se sentait contrainte, tant qu’elle cherchait à s’exprimer dans le cadre de la philosophie apprise à l’école, mais c’est aussi la recherche des mystiques, auxquelles s’intéresse tant l’auteure : l’exclusion des femmes de la philosophie officielle aurait donc eu au moins cet heureux effet de susciter, chez ces mystiques, des formes d’expression correspondant à la manière qu’ont les femmes de vivre telle ou telle expérience[1]. Mais cette langue, elle peut aussi se frayer un passage à travers l’hystérie, du moins une fois qu’on lui a ôtée sa signification pathologique (et de réelle souffrance), en ce que l’hystérie témoignerait d’une expérience pleinement féminine, celle de l’impossibilité de substituer quoi que ce soit à la mère, avec ceci d’intéressant dans le cas de l’hystérie non pathologique, qu’alors, on atteint bien à une médiation, précisément, dans le refus de substituer à la mère autre chose que la mère. L’hystérie, dont Lacan disait qu’ « elle nous présente la naissance de la vérité dans la parole ».[2] D’où le refus de Luisa Muraro d’envisager un rapport simplement métaphorique à la mère, comme s’y livre souvent la philosophie, lorsqu’elle substitue l’enfantement par l’esprit à celui qui s’effectue par le corps, ou encore, lorsqu’elle pratique la recherche d’un fondement absolument inconditionné au commencement philosophique – autant de manières de déposséder la mère de son statut d’origine de la vie.

Ce refus de la métaphore signifie au fond le refus de donner à ce qui se présente une forme d’expression inadéquate, parce que seulement dérivée : la formule de Winnicott selon laquelle « le monde est créé à neuf par chaque être humain » recèle effectivement, pour Luisa Muraro, une cosmologie et une théologie, « qui changent de signification selon que l’enfant qui fait couple créateur avec la mère est fille ou garçon »[3]. Et lorsque Winnicott évoque ensuite le fait que le monde était là avant l’enfant, mais qu’il ne le sait pas, et est donc victime d’une illusion à laquelle nous, nous échappons, Luisa Muraro regrette qu’il en vienne à imposer un jugement extérieur (celui de ce « monstrueux nous ») à « l’expérience de l’enfance ». Par conséquent, par ce refus de la métaphore, il s’agit de ne pas donner une forme d’expression inadéquate à ce qui se présente, ce qui revient à dire qu’il s’agit de donner la parole à ce qui fait l’expérience en question. L’idée selon laquelle la mère forme avec son enfant un « couple créateur » n’est pas plus métaphorique que celle selon laquelle l’être a besoin du langage, ou l’expérience, de la médiation, pour être. Et si l’écriture de Luisa Muraro ne se veut donc aucunement métaphorique, c’est que ce détour, s’il était emprunté, signifierait que l’écriture renonce à dire l’expérience elle-même, directement, la rejetant de fait dans l’indicible propre aux vérités strictement subjectives. Ici, la vérité étant dans la médiation elle-même, l’expérience originaire se disant, sans détour, dans l’écriture, on peut dire que c’est bien cette écriture qui fait être pleinement cette expérience originaire.

Par conséquent, l’écriture de L’ordre symbolique de la mère s’enracine dans la vérité-dévoilement, et non dans la vérité-adéquation. La vérité qui s’y dit ne préexiste pas à son écriture, ou plutôt, le réel constituant cette vérité n’a rien d’un hors-langage, vis-à-vis duquel il s’agirait d’adapter son expression : l’expérience, le réel, ici la relation originaire à la mère en laquelle s’origine un « savoir-aimer la mère », cela se dévoile dans l’écriture, l’être ayant besoin de la langue pour se dire. Pour ce qui touche à la relation originaire à la mère, il est évident dès lors qu’elle ne peut se dire que dans les termes de la langue maternelle, non pas parce qu’une autre langue la dirait mal, mais parce qu’elle ne la dirait pas du tout. C’est donc bien dans le cadre de la philosophie, mais en prenant ses distances avec la philosophie enseignée, que Luisa Muraro dit avoir pu obtenir son « indépendance symbolique », par la voie apparemment paradoxale de la « gratitude pour la mère », puisée au sein de la dépendance radicale envers la mère, propre à l’expérience originaire (et, indissociablement, à la langue en laquelle elle est pensable). On peut ici penser à ces mots, de Simone Weil, dans La pesanteur et la grâce :

« Le monde est un texte à plusieurs significations, et l’on passe d’une signification à une autre par un travail. Un travail où le corps a toujours part, comme lorsqu’on apprend l’alphabet d’une langue étrangère : cet alphabet doit rentrer dans la main à force de tracer les lettres. En dehors de cela, tout changement dans la manière de penser est illusoire »[4].

 

Si, en effet, tout véritable « changement dans la manière de penser » affecte aussi le corps, en revanche, la démarche de retour vers la langue maternelle s’apparente plus à un désapprentissage qu’à un travail : il s’agit de libérer la main d’un alphabet appris à son corps défendant. Mélanie Klein nous montre en effet que si le « besoin d’indépendance » s’alimente, comme un réflexe spontané de défense nous y pousse, auprès d’un évitement voulu de « la gratitude », alors, l’indépendance obtenue est « fallacieuse », « le sujet restant dépendant de son objet interne »[5].

 

On peut donc se demander, pour finir, si Luisa Muraro en arrive à une forme de sexuation du Dasein, puisque si l’analytique existentiale du Dasein chez Heidegger fait apparaître celui-ci comme « l’étant exemplaire » sur lequel le sens de l’être doit être « lu », le fait que le sens de l’être apparaisse, dans L’ordre symbolique de la mère, comme tributaire du fait d’être garçon ou fille, dans le couple formé avec la mère, cela nous conduit à nous demander si le rapport à l’être, médiatisé par la langue, implique une différence sexuelle « à hauteur de différence ontologique », selon l’expression de Derrida[6]. On notera en tout cas que si le risque de toute neutralisation sexuelle est évident (risque selon lequel le masculin peut emprunter l’apparence de l’universel, ou du neutre, tout en y faisant triompher ses caractères propres), celle à laquelle a recours Heidegger n’équivaut pas, en tout cas, à une pure et simple négation de la différence sexuelle – le Dasein étant plutôt la puissance à partir de laquelle la dispersion, la différenciation pourra s’effectuer (ce qui, en retour, implique que la différence sexuelle ne pourra alors se comprendre qu’en référence aux « structures générales du Dasein »[7]). Mais, quoi qu’il en soit, si le Dasein est l’étant sur lequel doit être lu le sens de l’être, le « désordre symbolique » auquel le « savoir-aimer la mère » cherche à porter remède, témoigne d’une illisibilité de ce sens pour certaines femmes. On peut donc penser que l’indépendance symbolique obtenue par ces femmes, à travers la restitution de la relation originaire avec la mère, constitue une indépendance gagnée à travers la restitution de la langue maternelle. Or, si la langue par laquelle on se rapporte à l’être n’est pas indifférente au sexe, c’est bien que le Dasein lui-même est pensé comme sexué.

Mais, au fond, ne fait-on pas fausse route à travers cette interrogation autour du Dasein ? S’il s’agit, par le biais du Dasein, comme l’écrit Derrida, « de réduire ou de soustraire, par cette neutralité, toute prédétermination anthropologique, éthique ou métaphysique pour ne garder qu’une sorte de rapport à soi, de rapport dépouillé à l’être de son étant »[8], est-ce qu’au fond, on ne retrouve pas une tentative classique de la philosophie, consistant à évacuer la question même de la naissance ? Autrement dit, le rapport à l’être étant conditionné par la langue, ce rapport serait dépendant de la différence sexuelle, par où cette différence ne pourrait être soustraite de notre rapport à l’être, et par là, en viendrait à acquérir un statut ontologique. Cependant, la différence sexuelle semblant s’enraciner dans une relation (la relation originaire à la mère), on peut bien la qualifier d’ontologique, en ce que cette relation a la consistance du « couple créateur », il n’en reste pas moins – en espérant ne pas en ceci faire violence au texte – que cette différence sexuelle demeure extérieure aux termes qu’elle relie.

Par conséquent, il semble bien qu’on évite ici l’écueil de l’essentialisme, en ce que, d’une part, si la mère est bien définie à partir de sa capacité à donner naissance à un enfant, ce statut de mère (au moins potentielle) ne définit aucunement les femmes en tant que telles – le statut de mère étant bien plutôt ce qui n’a de sens que dans la relation à l’enfant (venu, ou à venir ; déjà là, ou désiré) ; mais on évite aussi cet écueil de l’essentialisme, en ce que, d’autre part, si la fille est bien définie par son inscription dans la généalogie indéfinie des mères, chaque mère a d’abord été fille de sa propre mère, c’est-à-dire, « fille » dans le cadre même de la relation à la mère. Dans ces conditions, l’inscription de l’enfant du côté féminin est inscription dans le désir propre au « couple créateur », formé avec la mère, et n’a donc pas de rapport essentiel avec le sexe anatomique de l’enfant. D’ailleurs, Luisa Muraro écrit, à propos du désir qu’elle attribue aux femmes, qu’il est un « désir dont le ressort est contraire à la logique de l’identité »[9] – par où, loin d’enfermer la petite fille dans une essence, et je cite à nouveau cet article de Luisa Muraro, « la différence féminine, de préjugé patriarcal qu’elle semblait être, [devient] la voie d’accès la plus directe à la liberté des femmes »[10]. Ainsi, dans la restitution de l’autorité propre à « l’ordre symbolique de la mère », les femmes feraient de cette « différence féminine » un levier pour leur libération, déjà au moins pour que leur expérience trouve à se dire.                   

[1]              Luisa Muraro : « Expérience (de Dieu) et différence féminine », in Les Cahiers du GRIF, n°2, Hiver 1997

[2]              Jacques Lacan : « Fonction et champ de la parole et du langage », in Ecrits I, Le Seuil, 1966, p.132

[3]              Luisa Muraro : L’ordre symbolique, p.56

[4]              Simone Weil : La pesanteur et la grâce, Plon, 1988, p.149

[5]              Mélanie Klein : Envie et gratitude (et autres essais), Gallimard, 1968, p.70

[6]              Jacques Derrida : « Différences sexuelle et ontologique », in Heidegger et la question, Flammarion, 1990, p.148

[7]              Ibid. p.171

[8]              Ibid. p.152

[9]              Luisa Muraro : « Du féminisme à la politique des femmes », in Les femmes dans l’espace public (sous la dir. de Christiane Veauvy) – Institut d’études européennes, 2002, p.219

[10]            Ibid.